Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde - Par Robert SKIDELSKY

Philosophes rois contre philosophes présidents

Récemment, j'ai eu l'occasion de rencontrer le président irlandais Michael Higgins – nous participions à une conférence au cours de laquelle il établissait un lien entre sa toute nouvelle « Initiative éthique » et un livre que j'avais coécrit avec mon fils, How Much is Enough ? Money and the Good Life – et j'ai été frappé par le grand intérêt qu'il porte à la réflexion intellectuelle. Le débat d'idées est en effet une passion pour le président-poète irlandais, une passion que bien des chefs d'État feraient bien de partager.
En mai dernier, M. Higgins expliquait à des étudiants en économie de l'Université de Chicago qu'ils exploraient une discipline déformée, arrachée à ses racines éthiques et philosophiques. « Les récents séismes économiques et financiers, a-t-il déclaré, ont tristement révélé les travers des outils intellectuels utilisés par la théorie économique fondamentale et ses principales hypothèses sur la durabilité des marchés autorégulateurs, et surtout dans les marchés financiers globaux profondément dérégulés. » Il avait alors proposé « un examen critique de certaines des hypothèses essentielles en économie telle qu'elle est pensée dans les départements universitaires d'économie partout dans le monde ».
Quel autre chef d'État serait en mesure de pointer du doigt ces déficiences économiques avec autant de précision, étayant ses arguments par des citations non seulement d'Adam Smith, mais aussi de Max Weber, Thorstein Veblen et Jürgen Habermas ? L'expérience d'enseignant de M. Higgins et son statut de poète reconnu lui donnent indubitablement un avantage sur les autres chefs d'État et lui permettent de se mesurer aux meilleurs penseurs mieux que quiconque. Mais plus important encore, il reconnaît qu'un dirigeant politique devrait aussi mener le débat intellectuel et culturel dans son pays et dans le monde. Une telle démarche intellectuelle devrait être l'une des principales fonctions de tous les chefs d'État titulaires (non exécutifs), en quelque sorte une forme de raison d'être.
Bien sûr, le chef d'État – qu'il soit président ou monarque – a d'autres responsabilités tout aussi essentielles, dont le fait d'agir comme garant de la Constitution et symbole de l'unité nationale. En outre, dans des systèmes électoraux proportionnels comme celui de l'Italie, où aucun parti politique ne gagne normalement la majorité des sièges au Parlement, le président joue souvent un rôle essentiel dans la nomination du Premier ministre. Le président italien peut aussi obliger les parlementaires à repenser leurs décisions (au Royaume-Uni, le monarque a délégué cette autorité à la Chambre des lords).
Mais les dirigeants peuvent aussi choisir d'agir en accord avec l'Ecclésiastique 44 :4 : « D'autres régirent le peuple par leurs conseils, leur intelligence de la sagesse populaire et les sages discours de leur enseignement. » Ceci est particulièrement important aujourd'hui, à l'heure où le discours public dans les démocraties est irrémédiablement démotique et le travail académique de plus en plus spécialisé. Si certains chercheurs et penseurs sont aptes à devenir « dirigeants du peuple », un environnement favorable est nécessaire pour les extraire de leur tour d'ivoire. Pour ce faire, un chef d'État ouvert d'esprit, cultivé et porté par les idées pourrait jouer un rôle essentiel.
Idéalement, ce chef d'État serait un président élu plutôt qu'un monarque héréditaire. En effet, quoi que ce soit d'utile qu'un monarque puisse faire, un président élu non exécutif peut le faire mieux ; et principalement parce qu'un responsable élu est bien moins exposé aux scandales provoqués par des enfants gâtés ou à l'inévitable hypocrisie et servilité d'une cour royale. Mais surtout, un président élu est bien plus légitime qu'un monarque héréditaire, dont la revendication de l'autorité dépend exclusivement de traditions et de cérémoniaux. Dans la mesure où un roi ou une reine est dans l'incapacité d'exprimer la moindre chose susceptible de créer une vague de controverses, la monarchie a été privée de son pouvoir d'action ou de réflexion.
Bien sûr, les monarques – et surtout leurs épouses, leurs héritiers ou leurs proches – se créent des domaines de prédilection, des niches, que ce soit la protection de la vie sauvage, le sport ou les œuvres de charité (l'architecture s'est avérée clairement risquée, comme l'a appris le prince Charles lorsqu'il s'était exprimé contre le modernisme). Les monarques et leurs cours peuvent jusqu'à un certain point encore agir comme des leaders dans les domaines de l'art, de la musique ou de la mode, comme ils le faisaient déjà au XVIIIe siècle. Mais ce rôle s'est atrophié puisqu'il est de plus en plus attendu d'eux qu'ils se comportent, autant que possible, « normalement », comme les représentants des goûts et des habitudes de leur peuple.
Le mandat d'un président élu est plus ouvert à la controverse, surtout dans les domaines de la pensée et de la culture, qui, bien qu'indirectement liés au domaine de la vie politique quotidienne, n'en façonnent pas moins la qualité de l'espace public dans lequel se joue la politique. Il serait inconcevable pour un monarque régnant d'attaquer l'oligarchie économique, comme l'a fait Michael Higgins dans son discours de Chicago. En 1936, le roi Édouard VIII d'Angleterre avait déclaré « qu'il fallait faire quelque chose » pour l'emploi ; il avait à l'époque été lourdement critiqué pour avoir outrepassé son domaine d'action. Pourtant M. Higgins déclarait en mai dernier que sa position en tant que chef d'État l'obligeait à « représenter le quotidien et les difficultés du peuple irlandais » dans les années qui ont suivi la crise économique et le choc subi.
Mais le facteur le plus important pour expliquer pourquoi un président élu est mieux armé qu'un monarque – pour catalyser le débat public sur les valeurs et les priorités de la société – est qu'il est plus enclin à être une personne de capacité supérieure ; raison pour laquelle un système méritocratique produira généralement presque toujours de meilleurs résultats qu'un système héréditaire. Les monarques aujourd'hui sont condamnés à être ordinaires, comme il sied à leur rôle diminué dans la vie nationale. Mais les pays démocratiques ont besoin d'extraordinaire s'ils ne veulent pas plonger dans la médiocrité permanente.

© Project Syndicate, 2014.

Robert Skidelsky, membre de la Chambre des lords britannique, est professeur émérite en économie politique à l'Université Warwick.

Récemment, j'ai eu l'occasion de rencontrer le président irlandais Michael Higgins – nous participions à une conférence au cours de laquelle il établissait un lien entre sa toute nouvelle « Initiative éthique » et un livre que j'avais coécrit avec mon fils, How Much is Enough ? Money and the Good Life – et j'ai été frappé par le grand intérêt qu'il porte à la réflexion...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut