Ma connaissance de cet homme remonte à 1971, quand j'étais son étudiant à l'Institut des sciences sociales, sis à l'époque à Ramlet el-Baida, au sud-ouest de Beyrouth. Il était aussi le directeur de cet établissement, ayant succédé à ce poste, depuis quelques années, au fameux philosophe René Habachi. En 1979, je suis devenu son collègue au même institut.
Comme dans ma formation doctorale j'avais opté pour le développement économique – l'un des rares domaines dans lequel il n'a pas eu d'essais – j'avais peu de chance dans mes recherches de tomber sur ses écrits; sauf en 2004, quand je préparais une communication sur le marché du travail et l'Université libanaise, j'ai découvert l'un de ses articles sur le «Devenir de l'Université libanaise, et rôle de l'Institut des sciences sociales».
De là, j'ai commencé à m'intéresser de près à ses écrits et à les collecter.
Tant que le lecteur ne les lit pas, faute de temps, il est encore à l'abri des pièges qu'ils lui tendent. Mais, dès qu'il s'y met, il est saisi – je ne sais comment – d'une quelconque addiction à la lecture, sans répit, de ce dont il dispose comme travaux effectués par César Nasr. Conduisent à cette addiction: un style, une variété de domaines de recherche et une approche.
Le style
C'est le style du raffinement et de l'élégance qui nous rappelle celui des grands académiciens français, comme Alain Peyrefitte à titre d'exemple. L'on peut tenter d'avoir quelque chose de pareil, mais l'on tombe dans le maniérisme et la préciosité, par le fait que l'on cherche à en avoir. Le raffinement et l'élégance sont dans la nature des hommes ou ne le sont pas.
Il est aussi le style édifiant, chargé de connaissances et de culture. Quoique cultivé, on sent que l'on a toujours quelque chose à apprendre de cet homme et dans plus d'un domaine. Il a beaucoup donné en tant que chercheur, professeur, directeur, conseiller et ministre, tout en conservant la modestie du perpétuel
apprenant.
C'est également le style argumentatif par excellence. Quand César Nasr défend une thèse, il l'entoure de tout un arsenal de preuves qui décourage les objecteurs, professionnels des antithèses. C'est le propre des chercheurs jaloux de leur dignité scientifique, qui ne succombent pas aux tentations des idées «racoleuses». Ils n'épousent une idée qu'après l'avoir soumise à l'examen sévère de leur
entendement.
De même, quand on maîtrise la langue française aussi bien que César Nasr, l'on ne se prive pas de s'adonner quelquefois au jeu des mots. Mais il n'y recourait que lorsqu'il voulait lancer une «idée-choc» qui devient matière à réflexion. Il lui suffisait parfois d'opposer simplement une préposition à une autre («de» et «dans») dans une phrase, pour changer l'identité de toute une institution comme celle de l'Université libanaise, au sujet de laquelle il disait: «Situer l'université dans son milieu, c'est faire une institution dans l'État, et non pas une institution de l'État.» Par ce jeu de mots, il affiche sa farouche opposition à la fonctionnarisation de cette institution universitaire publique – à la manière des institutions administratives – qui l'empêcherait de remplir ses missions au sein de l'État.
C'est aussi le style de l'humour, dont on dirait qu'il l'avait dans les gènes. Il s'y livrait à gogo quand il faisait le portrait de tel ou tel autre personnage qu'il a connu: le curé de Mechmech, Tafla (une femme du village de sa mère) «... à la poitrine plate comme une dalle», Joseph le chevrier, Boutros le fermier... Même quand il est en train de traiter des questions sérieuses, telles que le devenir de l'Université libanaise – là où nous nous attendons pas à ce qu'il nous régale de ses réflexions comiques –, il en lançait tout de même quelques-unes, du genre: «On ne meurt pas de privation sexuelle, mais on meurt pour une idée.»
Ce qui est encore frappant dans son style, c'est son originalité. À titre d'exemple, quand César Nasr avait quelque chose à dire à propos des œuvres de grands de la littérature française, comme Molière, Racine ou Descartes, il ne rédigeait pas de commentaires ou de critiques littéraires, analogues aux milliers des travaux secs et lassants qui ont été écrits dans ce domaine. Par contre, il renvoyait dos à dos ce genre de style entrant en discussion directe avec ces grands auteurs parfois dans le cadre d'un rêve survenant à la suite d'un événement quelconque pour nous convaincre de l'authenticité de ce rêve. Mais le plus saisissant ici, c'est sa reproduction exacte du style propre à chacun de ces auteurs, dans leurs réponses à ses critiques et interrogations.
Quant à son français, il doit être envié par beaucoup d'écrivains français ou
francophones.
La pluridisciplinarité
Rares sont ceux qui sont en mesure de produire dans plus d'une science, des œuvres de qualité. Les travaux de César Nasr s'inscrivent dans une dizaine de sciences, parmi les 17 qui ont été classées par l'Unesco au début des années «1960», sciences humaines et sociales.
Il faudrait disposer d'une culture assez vaste et du courage pour intervenir dans ces différents domaines.
C'est sa culture pluridisciplinaire autodidacte qui a développé son penchant pour l'approche interdisciplinaire. Celle-ci consiste essentiellement à faire appel au besoin, à des méthodes, techniques de recherche, variables explicatives... appartenant à d'autres disciplines quand on traite un phénomène relevant d'une discipline quelconque. César Nasr a commencé à adopter ce genre d'approches à partir du début des années 1970, dans son livre Philosophie et psychologie (1971), alors que les sciences de l'homme et de la société étaient encore en état de cloisonnement, s'enfermant dans leurs propres frontières et se prenant chacune pour autonome et autosuffisante, voire supérieure aux autres ; sachant que l'analyse des phénomènes complexes n'est suffisante que lorsqu'elle fait usage, au besoin, de méthodes ou de techniques de recherche, ou de variables, de paradigmes, ou de paramètres... relevant de plus d'une discipline.
César Nasr a été un des pionniers de l'approche interdisciplinaire qui aurait contribué ultérieurement à l'enrichissement du savoir produit par les sciences humaines
et sociales.
Par ailleurs, César Nasr n'était pas de ceux qui écrivent beaucoup, c'est-à-dire de ceux dont on dit avec admiration qu'ils ont le style facile, qui rédigent 20 à 30 pages par jour et «pondent» un livre en une ou deux semaines. Par contre, César Nasr écrivait très peu. Mais quand il s'y mettait, il le faisait au rythme des sculpteurs des œuvres rares.
Toutefois, il est à préciser qu'en me contentant, dans cet essai, de mettre l'accent sur ce que César Nasr a à son actif, cela ne signifie nullement qu'il n'a rien à son passif. La perfection scientifique n'est nulle part. Par conséquent, il revient désormais aux sociologues, anthropologues, philosophes, psychologues et autres d'évaluer ses travaux et d'en dégager le côté fort, aussi bien que les points de faiblesse ou de désaccord.
Il reste à indiquer que César Nasr nous a quittés il y a quelques semaines, sans avoir eu droit aux grands hommages qu'on rend d'habitude dans ce pays à des personnages de son calibre. Il a eu le sort des hommes de sciences et des lettres créateurs, qui s'en vont au moment où leur pays baigne dans la décadence. Mais leur mémoire revient de plus belle, avec les générations de la
renaissance.