Depuis mardi, le numéro deux du Parti de la liberté et de la justice a retrouvé ses camarades de la confrérie, Morsi en tête, qui croupissent dans le gigantesque complexe pénitentiaire de Torah, au sud du Caire. Le procès du groupe, prévu à l’origine pour le 4 novembre, vient d’être renvoyé sine die, les trois juges, arguant d’« un cas de conscience » (sans autre précision), ayant prudemment choisi de ne pas salir leur étole d’hermine. Une décision qui arrange tout le monde, ce qui n’est pas souvent le cas en justice : les intéressés eux-mêmes qui ont ainsi tout le temps de voir venir ; les magistrats, nullement pressés de jouer les justiciers ; le pouvoir enfin, qui espère tirer profit de ce probable pourrissement pour consolider les assises – encore branlantes – de son autorité.
Comme en un aperçu de leurs intentions à venir, les généraux ont franchi un nouveau pas dans l’escalade de la répression en faisant donner hier la maréchaussée, qui a pénétré, fait inhabituel, dans l’enceinte d’el-Azhar pour faire la chasse aux étudiants contestataires. Désormais, ce n’est plus la seule rue qui est interdite aux « anti-coup », ainsi qu’ils se présentent, mais aussi la vénérable institution religieuse au sein de laquelle ils devront se tenir cois et se cantonner à l’étude du droit islamique, sans « déviationnisme » pseudo-démocratique. Un projet de loi récemment élaboré autorise en outre les policiers à recourir aux armes pour réprimer tout mouvement populaire sous prétexte de préserver l’ordre public.
Limogé par le chef de l’État pour avoir fermé les yeux sur les innombrables cas de corruption, de prévarication et de clientélisme qui ont entaché les années Moubarak, le général Tohamy vient de se voir confier par le général Abdel Fattah el-Sissi la direction des services d’espionnage, un poste jadis occupé par un autre galonné, Omar Sleiman. Connu pour sa haine viscérale de la confrérie, l’homme était dès le départ partisan de la manière forte contre le guide Mohammad Badih, Kheirat el-Chater, Rachad Bayoumi et leurs partisans. Et comme par miracle, depuis quelques jours toutes les traces permettant de remonter jusqu’à lui dans les affaires nauséabondes de l’ancien raïs et des siens ont été effacées...
L’épreuve de force risque de durer longtemps, menaçant de dégénérer en une guerre civile dont on entrevoit les prémices. Désormais, l’Égypte est coupée en deux camps, aussi irréductibles l’un que l’autre. Il y a toujours d’un côté les inconsolables du temps, plutôt bref, où le successeur de Hosni Moubarak entreprenait de s’approprier, pour lui et pour les siens, tous les pouvoirs ; et de l’autre les nostalgiques de l’époque, tout aussi courte, où l’on voyait se lever l’aube d’une démocratie porteuse de tous les espoirs. Cela, c’était hier. Aujourd’hui, face à l’incapacité d’une partie à imposer ses idées, l’armée se pose en maître du jeu, capable de dicter sa loi aux uns et aux autres. L’Égypte se redécouvre « société militaire », ainsi que l’avait définie le philosophe et chercheur Anouar Abdel Malek dans un ouvrage qui avait fait sensation lors de sa parution, en 1962. Depuis, d’autres auteurs* se sont penchés sur un cas, celui du pays du Nil, qui n’est pas unique, hélas, dans ce Proche-Orient où les militaires se sont saisis des rênes de l’autorité sous les prétextes les plus divers : l’humiliation de la défaite de 1948 en Palestine, les abus des dirigeants, les indispensables réformes tant attendues et qui ne viennent jamais, etc. Et tout finissait par un culte de la personnalité qu’aurait envié le Petit père des peuples, avec des médias à la botte du maître de l’heure et la promesse jamais tenue de lendemains qui chantent.
Les grandes puissances laissent faire, quand elles n’approuvent pas a posteriori ou qu’elles ne condamnent pas. Les États-Unis méritant à cet égard une mention spéciale pour l’hypocrisie dont ils ont fait montre. Après avoir dénoncé du bout des lèvres l’initiative de Sissi, ne voilà-t-il pas que Washington annonce la prochaine visite de John Kerry, prélude sans doute à une révision de l’assistance US au nouveau régime, réduite il y a trois semaines.
Barack Obama avait promis un jour de répondre aux demandes de changement émanant de la rue arabe. C’était au Caire, le 19 mai 2011, c’est-à-dire il y a quelques éternités.
*Au nombre des publications sur le sujet : – « Egypt : The Praetorian State », par Amos Perlmutter, éd. New Brunswick, N.J., Transaction Book, 1974.
– « Above the State : The Officers’ Republic in Egypt » par Yezid Sayigh, éd. The Carnegie Endowment for International Peace, août 2012.
DU PÊLE-MËLE... OU QUAND ON MÉLANGE L'ANARCHIE AVEC LA DÉMOCRATIE !
10 h 59, le 01 novembre 2013