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L’Europe ne considère pas l’islam politique comme une menace

La révolution de l’information devient politique

Par Joseph S. NYE

Joseph S. Nye Jr. est professeur à la Kennedy School de l’université de Harvard et l’auteur de « The Future of Power » (L’Avenir du pouvoir, NDT).

Le deuxième anniversaire du printemps arabe fut marqué par des émeutes sur la place Tahrir en Égypte, anéantissant ainsi les projections optimistes émises par de nombreux observateurs en 2011. Une partie du problème est que les attentes ont été dénaturées par une métaphore qui évoquait les évènements à une échelle à court terme. Si au lieu de parler de printemps arabe, nous avions évoqué les révolutions arabes, nos attentes auraient peut-être été plus réalistes. Le déroulement des révolutions s’effectue en effet sur des décennies et non sur une saison ou sur quelques années.
Prenons le cas de la Révolution française, débutée en 1789. Qui aurait pu imaginer qu’en moins d’une décennie, un obscur soldat corse allait mener les armées françaises sur les rives du Nil, ou que les guerres napoléoniennes allaient bouleverser l’Europe jusqu’en 1815 ?
En ce qui concerne les révolutions arabes, il faut encore s’attendre à de nombreuses surprises. Jusqu’à présent, la plupart des monarchies arabes ont bénéficié de suffisamment de légitimité, d’argent et de force pour survivre aux vagues de révoltes populaires qui ont renversé les autocrates républicains laïques comme l’Égyptien Hosni Moubarak ou le Libyen Mouammar Kadhafi, mais nous ne sommes que dans la deuxième année de ce processus révolutionnaire.
Un processus plus profond et plus long de changements radicaux, parfois qualifié de révolution de l’information, se cache derrière ces révolutions politiques arabes. Nous ne sommes pas encore en mesure de saisir l’ampleur de ses implications, mais elle transforme de manière radicale la nature du pouvoir au XXIe siècle dans lequel les États existent dans un environnement que même les autorités ne peuvent contrôler comme elles ont pu le faire par le passé.
Les gouvernements se sont toujours inquiétés du flux et du contrôle de l’information et notre ère est loin d’être la première à être profondément affectée par les évolutions spectaculaires dans les technologies de l’information. La presse de Gütenberg a joué un rôle important dans la Réforme protestante et les guerres qui s’ensuivirent en Europe. Aujourd’hui cependant, une part bien plus importante de la population accède au pouvoir émanant de l’information, que ce soit dans et entre les pays.
La révolution globale actuelle est fondée sur de rapides avancées technologiques qui ont considérablement réduit le coût induit par la création, la recherche et la transmission des informations. Les capacités informatiques ont globalement doublé tous les 18 mois depuis 30 ans ; et depuis le début du XXIe siècle, elles coûtent mille fois moins qu’au début des années 70. Si le prix des voitures avait chuté aussi rapidement que celui des semi-conducteurs, une voiture coûterait aujourd’hui 5 dollars.
Quelques années en arrière, dans les années 1980, les appels téléphoniques par câble analogique en cuivre n’étaient en mesure de transmettre qu’une page d’information par seconde ; aujourd’hui, une simple fibre optique peut transmettre 90 000 volumes en une seconde. En 1980, le stockage d’un gigabit de données occupait une pièce ; désormais, 200 gigabits peuvent se stocker dans la poche d’une chemise.
Mais surtout, la baisse considérable du coût de transmission de l’information en facilite l’accès. Au gré de la baisse du coût de la puissance informatique et de la réduction de la taille des ordinateurs à celle des téléphones intelligents et autres appareils portables, les effets décentralisateurs ont été extraordinaires. Le pouvoir de l’information est bien plus largement distribué aujourd’hui qu’il ne l’était à peine quelques décennies en arrière.
Il en résulte que la politique mondiale n’est plus le domaine réservé des gouvernements. Les individus et les organisations privées – dont WikiLeaks, les corporations multinationales, les ONG, les terroristes ou les mouvements sociaux spontanés – ont désormais les moyens de s’impliquer directement.
La diffusion de l’information signifie que les réseaux informels ébranlent le monopole de la bureaucratie traditionnelle et les gouvernements, quels qu’ils soient, n’ont plus la capacité de contrôler leurs ordres du jour. Les dirigeants politiques n’ont plus tout à fait la même marge de manœuvre avant de devoir réagir aux évènements et doivent donc communiquer non seulement avec les autres gouvernements, mais aussi avec la société civile.
Mais ce serait une erreur de surestimer les leçons tirées des révolutions arabes en matière d’information, de technologies et de pouvoir. La révolution de l’information pourrait, en principe, réduire le pouvoir des grands États et renforcer celui des États plus petits et des acteurs non étatiques, mais la politique et le pouvoir sont plus complexes que ce qu’implique un tel déterminisme technologique.
Au milieu du XXe siècle, on craignait que les ordinateurs et les nouveaux moyens de communication ne créent le genre de contrôle gouvernemental centralisé développé par George Orwell dans son roman 1984. Et, en effet, les gouvernements autoritaires comme la Chine, l’Arabie saoudite, entre autres, ont utilisé les nouvelles technologies pour tenter de contrôler l’information. L’ironie pour les cyberutopistes est que les sentiers électroniques créés par les réseaux sociaux comme Twitter et Facebook facilitent parfois le travail des services secrets.
Après avoir été mis dans l’embarras sur Twitter en 2009, le gouvernement iranien est parvenu à réprimer le mouvement « vert » en 2010. De même, la « grande muraille électronique de la Chine » est loin d’être parfaite, mais le gouvernement est parvenu jusqu’à présent à résister malgré le plein essor d’Internet dans le pays.
En d’autres termes, certains aspects de cette révolution de l’information aident les petits, mais d’autres aident aussi les grands et les puissants. La taille a encore son importance. Un hacker et un gouvernement peuvent tous deux créer de l’information et exploiter l’Internet, mais le fait que les grands gouvernements puissent déployer des dizaines de milliers de personnes qualifiées et possèdent une importante puissance informatique pour cracker les codes ou s’introduire au cœur d’autres organisations est important à plus d’un titre.
De même, la diffusion de l’information existante est aujourd’hui bon marché, mais la collecte et la production de nouvelles informations nécessitent souvent de lourds investissements, et, dans de nombreuses situations concurrentielles, les nouvelles informations sont primordiales. La collecte de renseignements est un bon exemple ; il semblerait d’ailleurs que le très élaboré virus informatique Stuxnet qui a désactivé les turbines nucléaires iraniennes soit une création gouvernementale.
Les gouvernements et les grands États auront toujours plus de ressources que les acteurs privés bien renseignés, mais le nombre des protagonistes est désormais bien plus important. Quel sera le déroulement de cette intrigue ? Qui va gagner et qui va perdre ?
Il faudra des décennies – bien plus qu’une simple saison – pour déterminer les réponses à ces questions. Comme l’ont démontré les évènements en Égypte et ailleurs, nous commençons à peine à comprendre les effets de cette révolution de l’information sur le pouvoir dans ce siècle.

© Project Syndicate, 2013.
Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats.
Le deuxième anniversaire du printemps arabe fut marqué par des émeutes sur la place Tahrir en Égypte, anéantissant ainsi les projections optimistes émises par de nombreux observateurs en 2011. Une partie du problème est que les attentes ont été dénaturées par une métaphore qui évoquait les évènements à une échelle à court terme. Si au lieu de parler de printemps...