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À Bahreïn, l’Arabie saoudite réaffirme son leadership sur les monarchies du Golfe - Interview

À l’encontre d’une « exception arabe », les sociétés locales partagent des revendications universelles

Élisabeth Picard, politologue et directrice de recherche au CNRS (Iremam), analyse les causes et les dimensions des révoltes dans le monde arabe.
Q - Quelles sont, selon vous, les causes de la révolte dans certains pays du Golfe ?
R - Bien sûr, c'est important de prendre en compte la composition confessionnelle (et ethnique - voir le cas algérien) pour analyser la révolte de chacun des pays de la région arabe. Mais cette composition a des effets sur les formes et les modalités que prend la révolte plutôt que sur ses causes.
Les premières causes de la révolte dans le Golfe sont communes à de nombreux États de la région arabe, riches ou pauvres, républiques ou monarchies. Elles sont de deux ordres :
- La dimension politique est la plus immédiate. À l'encontre d'une « exception arabe » invoquée depuis plusieurs décennies par les dirigeants locaux, les sociétés locales partagent des revendications universelles de respect des droits humains, de fonctionnement de l'État de droit, de liberté d'expression et de participation politique au moyen d'une représentation librement élue au sein d'une assemblée qui ne serait pas une chambre d'enregistrement. Contrairement à ce que disent certains dirigeants locaux (voir l'interview au New York Times de Bachar el-Assad, le 31 janvier), la démocratie n'attend pas pour être octroyée que les peuples soient mûrs. Elle se construit à travers des institutions légitimes et des pratiques libres.
Dans les pays du Golfe, la question de l'alternance est cruciale : la démocratie suppose qu'une force politique puisse accéder au pouvoir et aussi qu'elle puisse être renvoyée pour un temps dans l'opposition. Or des monarchies, comme celle des al-Khalifa à Bahreïn, règnent sans partage depuis des décennies, sans rendre de comptes à la population et sans écouter les critiques des parlementaires. À Oman, la Constitution de 1996 a fait du Parlement une instance dépolitisée dont les élus sont en fait des clients du sultan Qabous. Cette fois-ci, ce qui est demandé de ces monarchies, ce n'est pas un simple remaniement ministériel, mais un changement constitutionnel instaurant un régime parlementaire.
La demande politique n'est pas très différente dans une république comme le Yémen où l'objectif prioritaire de Ali Abdallah Saleh était depuis 1978 de se maintenir au pouvoir à n'importe quel prix : guerre civile, alliances contre nature, répression.
- La dimension sociale, longtemps ignorée par les observateurs qui n'avaient d'yeux que pour le « danger islamiste », est décisive dans l'éclatement des révoltes et encore plus dans leur durée. Une génération arrive à l'âge adulte avec des attentes plus élevées que celle de ses parents car elle a eu un meilleur accès à l'éducation et elle est connectée à des réseaux sociaux. Or, le temps de l'État providence qui garantissait les services de santé, d'éducation, etc, et l'accès à un emploi, est révolu. Le chômage qui touche 15 % des actifs dans les pays du Conseil de Coopération du Golfe frappe bien plus encore les jeunes.
- La dimension confessionnelle: dans une société divisée en groupes de solidarité religieuse et où les partis politiques à programme sont rares et faibles car souvent interdits, le pouvoir et les richesses sont inégalement partagés entre groupes d'identité.
Pour se maintenir à la tête de l'État, le groupe dirigeant conteste l'appartenance nationale des groupes qu'il marginalise : c'est le cas des dirigeants sunnites à Manama qui insinuent que les chiites de Bahreïn (70 % de la population) ne sont pas de vrais Bahreïnis ou en tout cas qu'ils sont manipulés par l'Iran. En retour, les chiites dénoncent l'octroi illégal de la nationalité à des sunnites étrangers, souvent recrutés dans la police. C'est aussi le cas du sultan Qabous qui favorise à Oman l'accaparement des postes dirigeants dans le public et le privé par les chiites (8 % de la population) aux dépens de la majorité ibadite (75 %). Au Yémen, la dimension confessionnelle se double d'une division régionale : le Sud unifié par la force en 1990 et les provinces limitrophes de l'Arabie saoudite restent les parents pauvres de la redistribution nationale.

Le système politico-économique des monarchies pétrolières est-il responsable d'une certaine manière de la grogne populaire ?
Devant la contestation grandissante, les dirigeants des États membres du CCG ont eu un réflexe de régime rentier : acheter la paix sociale en distribuant des subventions. L'Arabie saoudite a annoncé des aides sociales d'un montant de 35 milliards de dollars et Bahreïn, dont les ressources pétrolières sont taries, a promis une aide de 3 000 dollars à chaque famille. Même le Yémen, pays le plus pauvre de la péninsule Arabique, a décidé d'augmenter jusqu'à 25 % les salaires d'un million d'employés civils et militaires et annoncé la création de 60 000 emplois pour les jeunes diplômés.
Non seulement cette stratégie d'allocation a des limites - Bahreïn, Oman ou le Yémen ont de faibles réserves d'hydrocarbures -, mais elle ne fait que pallier des difficultés économiques qui vont aller croissantes et souligne un déficit de projet d'avenir de la part des gouvernements autoritaires. Surtout, elle fait des sociétés locales des sociétés d'assistés (disempowered) sans pouvoir de participation au développement de leur pays. Dans ce sens, la rente aura constitué une « malédiction » tant pour l'économie que pour la démocratie dans la région.
Ce qu'il faut dans les pays du Golfe, c'est une séparation du politique et de l'économique, du politique et du judiciaire ; et un nouveau contrat social qui rééquilibre les pouvoirs et les responsabilités entre État et sociétés.

La contestation à Bahreïn peut-elle atteindre d'autres pays de la région ?
La contestation dans chacun des pays reçoit un fort écho dans le monde entier jusqu'en Chine car les problèmes de mal développement, de corruption et de sous-emploi sont hélas les plus répandus dans le monde. Mais l'écho est particulièrement fort dans la région arabe où les sociétés partagent une mémoire commune et les mêmes référents culturels, et où les gens communiquent intensément grâce aux nouveaux médias. Après des décennies de plomb, la peur change de camp et un mouvement social comme celui de Bahreïn a un puissant effet sur le réveil des sociétés de la région.
S'ajoute l'identification des chiites de toute la région aux chiites de Bahreïn dans un contexte où la compétition entre les puissances régionales (Iran vs Arabie saoudite) est stigmatisé en termes de conflit entre chiites et sunnites. Face au durcissement de la répression, l'émotion populaire est relayée par des médias omniprésents et les manifestations de solidarité font monter la tension.
C'est sans doute en Arabie saoudite que le risque de « contagion » est le plus fort puisque la province orientale riche en pétrole (al-Qatif) est peuplée majoritairement de chiites (10 % de la population du royaume).
C'est ce qui explique la nervosité d'une partie de la famille régnante à Riyad et son empressement à envoyer des troupes au secours de la monarchie bahreïnie submergée par la détermination des manifestants de la place de la Perle. Malgré l'embarras de leur allié américain (la promotion de la démocratie et le déploiement de la Ve Flotte sont quelque peu contradictoires), les dirigeants du CCG s'emploient à protéger leurs régimes plutôt qu'à construire leurs États.
Mais on pourrait dire la même chose de la République islamique qui s'accommodait bien jusque-là de la situation des Arabes chiites à Bahreïn, à Qatar, etc, et développait des échanges fructueux avec les petites monarchies du Golfe.
Encore une fois, les identités confessionnelles existent, mais elles deviennent « toxiques » quand elles sont instrumentalisées par les pouvoirs régionaux qui invoquent des droits humains et une démocratisation dont ils privent leur propre population.

Y a-t-il une possibilité d'ouverture démocratique dans les monarchies du Golfe (élections, vraie représentation parlementaire, etc) ? Dans quelles mesures, les régimes en place vont avancer dans les réformes ?
L'envoi de contingents militaires du CCG à Bahreïn et la violence de la riposte des troupes loyales à Ali Abdallah Saleh au Yémen montrent que les régimes en place ont une capacité de reprise en main autoritaire à court terme (au moyen de forces de police équipées et entraînées par les pays occidentaux). Grâce au prix élevé des hydrocarbures, ils peuvent assortir le blocage des revendications populaires de gratifications sociales et de mesures de libéralisation économique (qu'il ne faut pas confondre avec une démocratisation).
Mais, à plus long terme, ils auraient tort d'espérer s'en tirer à si bon compte et faire l'économie de réformes structurelles. Les mutations sociales et en particulier le poids de la jeunesse, conjuguées avec une circulation irrépressible des informations et des modèles politiques, ont soulevé une lame de fond dans les pays arabes à partir du séisme tunisien. Il ne s'agit plus comme à la fin de l'Empire ottoman ou dans les années nassériennes de l'aspiration confuse et contrôlée des élites mais d'un mouvement de masse averti et déterminé.
Q - Quelles sont, selon vous, les causes de la révolte dans certains pays du Golfe ? R - Bien sûr, c'est important de prendre en compte la composition confessionnelle (et ethnique - voir le cas algérien) pour analyser la révolte de chacun des pays de la région arabe. Mais cette composition a des effets sur les formes et les modalités que prend la révolte plutôt que sur ses...