Certes, les cris d'orfraie des pôles du 14 Mars face aux derniers propos rocambolesques du Premier ministre syrien, Mohammad Naji Otri, sont tout à fait justifiés. Cependant, au lieu de lui tomber dessus, la majorité devrait chanter ses louanges. Le voilà, enfin, le responsable syrien qui mérite les hommages du Liban souverain ! Halte donc aux salamalecs distribués à l'emporte-pièce depuis des mois en direction du pouvoir syrien par le microcosme politique libanais souverainiste, au nom d'un réalisme politique qui n'a conduit, depuis 2009, à aucun changement d'attitude substantiel dans le comportement du directoire en poste à Damas.
Le mérite de Mohammad Otri, c'est de dire la vérité, d'afficher clairement l'hostilité de Damas à ceux qui ont mis fin à l'occupation syrienne le 14 mars 2005 - sinon sa volonté de vengeance. Qu'on évite donc de lui jeter la pierre. Car, derrière lui, expliquant ces propos, il y a cette sorte de fausse naïveté doucereuse et écœurante de la part des dirigeants libanais, du camp arabe modéré et de la communauté internationale qui consiste à gérer les relations libano-syriennes comme s'il s'agissait d'achever, sans transition, un roman de Stephen King par du Barbara Cartland... Avec, au final, les résultats que l'on connaît - que l'on connaissait même avant que les apprentis sorciers régionaux et internationaux décident, comme d'habitude, de nous la refaire encore une fois. Ainsi, la Syrie et l'Iran, en dépit de quelques divergences dues aux insatiables appétits perses dans la région qui fut autrefois le jardin secret exclusif des Assad, continuent de couler ensemble des jours heureux... C'est autant pour les superthéories fabuleuses sur la « séparation » entre les deux régimes. Quant aux propos politiques officiels au Charq el-Awsat, et qui se voulaient « bienveillants » au sujet de « l'innocence » syrienne dans l'attentat du 14 février 2005, c'est le naturel syrien revenu au galop qui s'est chargé de leur faire un sort... à coups de 33 mandats d'arrêt cette fois, délivrés par ce modèle de justice indépendante et exemplaire qui a cours en Syrie. Si extraordinaire que, dans son aspiration humaniste à l'universalité, elle fait table rase du principe de souveraineté territoriale, comme si le Liban n'était qu'une petite province aux confins de l'Empire. Mais il est vrai que le diplomate baassiste Ali Abdelkarim Ali avait déjà annoncé la couleur il y a quelques semaines, en annonçant fièrement qu'« entre le Liban et la Syrie, pas besoin d'ambassadeurs... »
Mais qu'importe. Les dirigeants syriens actuels sont ce qu'ils sont. Et il paraît aussi vain et utopique de modifier leur perception du Liban que pour l'Allemagne d'annexer aujourd'hui l'Autriche et d'envahir la France et la Pologne. Las. Que d'aucuns continuent, au Liban ou ailleurs, qui par calculs diaboliques, qui par candeur criminelle, de courtiser le pouvoir en place sur les rives du Barada, n'est guère surprenant. Certaines fascinations pour le génie malfaisant ont en effet la vie dure.
Tant que le pouvoir de nuisance se limite à la parole exprimée clairement, sans ésotérisme ou duplicité, comme c'est le cas avec le Premier ministre syrien, c'est donc autant de gagné pour le Liban. Tout ce que demande en effet Beyrouth depuis des lustres, c'est que Damas accorde enfin son discours à ses véritables intentions, quelles qu'elles soient. Sans manipulations et tours de passe-passe. Car ce serait en effet le signe d'une formidable progression de la logique qui pourrait déboucher sur le respect, des deux côtés de la frontière, de la liberté d'expression et des libertés publiques en général. En théorie, bien sûr... Mais l'on peut en douter sérieusement.
Bien plus grave que les propos venimeux ou les actes sécuritairo-judiciaires libellés Jamil Sayyed reste, en revanche, l'inacceptable atteinte du pouvoir syrien à l'intégrité, la santé, la liberté et la dignité de la personne humaine, plus particulièrement lorsque cette personne est libanaise. Car il existe en effet aujourd'hui un bouc émissaire libanais dans cette situation tragi-comique qui caractérise les relations libano-syriennes. Il s'appelle cheikh Hassan Mchaymech, et il a été arrêté par les moukhabarat syriens le 7 juillet dernier du côté syrien du poste-frontière de Jdeidet Yabous, alors qu'il se rendait en pèlerinage à La Mecque en voiture avec sa femme et sa mère, selon Amnesty International. Depuis, plus rien. Et, comme ces détenus libanais en Syrie que l'on essaye actuellement d'occulter lâchement en les affublant, insulte suprême, du terme « politiquement correct » de « disparus », plus personne n'en parle. Il s'agit du silence de la honte ; celle d'une République dans sa totalité.
Celui qui incarne symboliquement la mascarade de « normalisation » et d'« ouverture » avec la Syrie est donc un dignitaire religieux chiite modéré, ancien membre du Hezbollah, devenu depuis 1998 opposant aux options du parti et proche du 14 Mars. Et ce n'est probablement pas le hasard qui l'a voulu, quand bien même les autorités syriennes n'auraient évidemment pas indiqué pour quelles raisons cet homme a été arrêté, où il serait détenu, ni s'il faisait l'objet d'une inculpation. Secret de Polichinelle...
Que Damas fasse preuve de mauvaise foi, qu'il continue de faire arrêter des ressortissants libanais à sa frontière dans une rupture totale, sur le terrain, avec les intentions affichées devant les responsables internationaux de tourner une page bien obscure avec le Liban, n'a rien de bien surprenant. Encore une fois, ce n'est pas Papadopoulos qui a réhabilité Yannis Ritsos, Mikis Theodorakis, ou Malina Mercouri... Cependant, que le Liban indépendant continue d'avaler couleuvre sur couleuvre et de recevoir gifle sur gifle de la part de la Syrie sans pour autant oser briser le silence... Car, d'après Amnesty, toutes les démarches entreprises en secret par les autorités auprès de Damas sont restées vaines. La Syrie ne condescend toujours pas à déclarer de quel droit et pour quelle raison elle a enlevé un ressortissant libanais, et pourquoi l'on est sans aucune nouvelle de lui depuis trois mois. À Nabih Berry, l'on aurait fait comprendre, de l'autre côté de la frontière, qu'il valait mieux « oublier » cheikh Mchaymech pour l'instant. L'oublier, comme on continue « d'oublier », au plan officiel (et officieux, du reste), les centaines de détenus qui croupissent toujours dans les geôles syriennes. Or rien ne justifie le fait qu'il soit en captivité. Il doit donc être libéré immédiatement, sous peine de mobilisation des instances internationales contre Damas pour arrestation arbitraire et injustifiée.
Critiquer Mohammad Otri pour sauver la face du 14 Mars et préserver la dignité du Liban, c'est très bien. Mais sauver la vie d'un homme, lui épargner la torture, la déchéance et l'enfer des prisons syriennes, et condamner haut et fort une disparition forcée qui constitue une violation flagrante et imprescriptible des droits de l'homme, c'est autrement plus important. Le silence du 8 Mars, notamment celui du naguère irrédentiste Aoun, est probablement de la complicité, tout au plus chargée d'embarras. Celui du 14 Mars, lui, équivaut à rien moins qu'une renonciation de son identité.
Après tout, on ne vend pas son âme pour satisfaire aux basses contraintes de la géopolitique.