Chaque camp rejette la responsabilité de la crise sur l'autre. Les syndicats rappellent les assurances données jadis par le président de la République, les membres du gouvernement, en ordre dispersé, en appellent au sens du devoir des divers regroupements et dénoncent le raidissement inexpliqué des meneurs de la contestation. Partout dans le monde, on tourne en dérision ces Français qui se livrent encore une fois à leur sport favori. Réflexion d'un ressortissant américain stupéfait d'entendre l'explication - un peu sommaire il est vrai - donnée de la colère populaire : « Il y a chez nous des hommes et des femmes qui sont à la recherche d'un emploi, et en France, on débraie pour éviter de travailler plus longtemps ? »
Dépêchons-nous de tordre le cou à une légende solidement ancrée dans les esprits de tous les « Major Thompson » (ô ! mânes de Pierre Daninos... ) du globe, celle du Français tenant d'une main un litron, de l'autre une baguette et toujours prêt à desceller des pavés pour ériger des barricades et jouer les Gavroche revus et corrigés par MM. Chérèque et Thibault. Sur le sujet, les études sont formelles : au hit parade des pays où l'on se met le plus facilement en grève, la France n'occupe, en comptant le secteur public, que la troisième place, derrière le Danemark et l'Espagne, quand la Norvège et la Finlande sont respectivement quatrième et septième. En excluant les fonctionnaires, elle rétrograde à une modeste dixième place sur vingt-cinq pays européens. Et, fait surprenant, dans le Vieux Continent, ce sont les nations scandinaves qui semblent les plus conflictuelles.
Il n'en reste pas moins que rarement depuis Mai 1968, ou plus loin depuis les grandes houles du Front populaire (1936), on aura vu autant de salariés arrêter le travail et camper sur leur intransigeance. Au nombre des raisons, elles sont nombreuses ; il convient de citer, certes, l'importance de la question elle-même, l'absence d'une campagne d'explication véritable et d'un dialogue en profondeur, mais aussi l'entrée en scène des lycéens, l'angoisse d'une société qui ne voit plus de quoi demain sera fait, et surtout la fragilité d'une équipe que tout le monde donne comme étant en instance de départ - sans trop savoir par qui les actuels ministres seront remplacés -, et même d'une présidence arrivée à mi-parcours, après une première mi-temps qui n'aura pas brillé par le nombre et la qualité de ses réalisations.
Mais c'est bel et bien l'irruption des jeunes dans le débat sur la place publique qui paraît donner des sueurs froides au pouvoir. C'est qu'il n'est pas loin le souvenir d'un certain mois de mai qui fit trembler sur ses bases le régime du Général, même si, de nos jours, Daniel Cohn-Bendit s'est taillé une petite place bien tranquille au sein de l'Assemblée européenne, si son alter ego, Alain Krivine, a tourné le dos à la Ligue communiste révolutionnaire et si l'on ne voit personne capable d'endosser l'habit de guide de la jeunesse. L'heure n'est plus aux Bastille qu'on abat, mais au calcul du smic. Quant aux défilés, poing levé et calicot flottant au vent, ils permettent aux organisateurs de compter leurs troupes, à M. Éric Woerth de jouer sur la lassitude générale et aux deux camps de fourbir leurs armes en prévision de la négociation à venir. Avec tout de même le risque, dites-vous, d'un dérapage qui remettrait en cause les savants calculs des uns et des autres ? Possible. Mais devinez au petit jeu de la roulette russe qui est le plus fort. Un exemple : lundi, les sénateurs ont repris l'examen de l'objet du conflit alors qu'il reste pas moins de 500 amendements à examiner.
Ah ! et encore ceci : « Jusqu'à la fin de mon mandat, je mettrais de nouvelles idées, de nouvelles réformes sur la table. » L'auteur de cette petite phrase, vous l'avez compris, s'appelle Nicolas Sarkozy. Bigre ! Encore du grabuge en vue...