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Santé

La maladie d’Alzheimer et Élie

Par le Dr Paul Riscalla, MD

En 1993, un homme âgé de 55 ans pénètre dans un sombre tunnel appelé maladie d'Alzheimer.
Deux ans plus tôt, alors que la maladie n'était pas encore dépistée par IRM (Imagerie par résonance magnétique), des signes prémonitoires sont constatés par la famille, la poussant à prendre certaines mesures de précaution (interdiction de conduire la voiture, etc.) et à surveiller étroitement les actes et gestes du malade, afin d'éviter le pire.
Jusqu'en 1997, la maladie va progresser lentement. Elle affecte surtout les mouvements du patient qui se ralentissent, sa démarche devenant robotique, ainsi que ses comportements et actes qui deviennent absurdes et insensés, comme le fait d'uriner dans les armoires ou encore d'errer dans les rues de la ville.
Durant les neuf années suivantes, le malade va progressivement sombrer dans un état d'inconscience. Perdant son habilité à marcher, il s'alite définitivement et perd graduellement l'usage de la parole et la capacité de se nourrir à cause des faux trajets des aliments.
En 2006, et suite à de nombreuses hospitalisations pour pneumonie d'aspiration, la famille se résout et opte pour une trachéotomie permanente et une gastrotomie pour le nourrir par tube gastrique. C'est grâce à ces deux actes chirurgicaux qu'il va survivre jusqu'à aujourd'hui.
Au cours des trois dernières années, des contractures musculaires permanentes en flexion sont apparues chez lui, ne laissant qu'au membre supérieur droit une certaine liberté de mouvement. Durant cette période, le patient a perdu complètement l'usage de la parole, mais comme le dit si bien Élie, son fils, il « sent » la présence des gens qui l'entourent. Parfois la nuit, quand il s'agite et semble avoir peur des ombres de la nuit ou encore qu'il s'angoisse, c'est Élie qui lui serre la main et lui dit : « Ne crains rien, je suis là, je suis près de toi », et le malade fait un simple geste d'assentiment de la tête et semble rasséréné. Le père et le fils communiquent à un autre niveau ! Un septième sens !

Les soins à domicile
Pour le nourrir, les différentes sortes d'aliments sont écrasées et mélangées en purée puis passées par le tube gastrique (trois fois par jour). La gastrotomie prive le patient de tout plaisir gustatif.
Pour respirer, le patient a besoin en moyenne de 10 à 12 aspirations bronchiques toutes les 24 heures. Un générateur d'oxygène (5 l/minute) lui assure une bonne oxygénation en permanence.
Ne pouvant être privé d'un apport électrique constant - ce qui n'est pas évident dans notre pays -, une banque voisine et une intervention politique vont assurer gratuitement l'électricité nécessaire au fonctionnement des machines et à sa survie. Actuellement, l'état de santé du patient est stable.
Tous ces soins sont faits à domicile par la famille, c'est-à-dire la mère et les trois fils, principalement Élie, qui a progressivement pris en charge la vie de son père. Durant les trois dernières années, c'est Élie qui reste en « stand-by » 24 heures sur 24 et qui dort au pied du lit de son père, lui assurant tous les soins vitaux : aspirations bronchiques, alimentation par tube, bains, hygiène et soins de propreté, retournements fréquents dans le lit.
Élie découvre ainsi le bienfait de l'air froid à 25 degrés en été et de l'air chaud à 28 degrés en hiver pour éviter les ulcères de décubitus par diminution du degré d'humidité de la chambre. Durant cette longue période de soins prodigués à son père et surtout au début de la maladie, Élie trouvait le temps de s'échapper de la maison quelques heures tous les jours pour suivre des études de droit dans une université proche de la maison, à La Sagesse. Il décroche son diplôme en 2002. Et lorsque je demande à Élie si les moyens économiques de sa famille lui avaient permis de placer son père dans un centre spécialisé pour cette maladie, l'aurait-il fait sans hésiter, j'obtiens cette réponse catégorique si déroutante et si émouvante : « Jamais je n'accepterai de placer mon père dans aucun centre ni maison de repos. Et si j'avais l'argent nécessaire, j'aurais engagé un infirmier à domicile pour m'aider dans les soins que je prodigue à mon père à la maison ! »
Et dans cette dernière phrase, chaque mot est important : Élie ne veut pas un infirmier pour le remplacer auprès de son père, mais quelqu'un qui l'aide dans les soins que lui, et seulement lui, donne à son père. Et ici, je ne peux que m'interroger sur tous ces enfants qui, à la première occasion, placent leurs vieux parents dans des maisons pour personnes âgées, une sorte de mise à mort précoce de ces êtres qui leur ont tant donné et qui n'ont justement besoin que d'une seule chose : être entourés de leurs enfants et petits-enfants, c'est-à-dire de leur affection.

État actuel en septembre 2009
L'état de santé du patient est stable et Élie poursuit la fonction qu'il a endossée. Lorsqu'il a donné à son père tous les soins de la journée, il se permet de s'éloigner de la maison trois à quatre heures tout au plus, mais reste dans le proche voisinage, après avoir chargé l'un de ses frères de rester auprès de lui. Actuellement, il aimerait avoir l'aide d'un infirmier pour lui permettre de travailler comme avocat et gagner sa vie. À son avis, son père n'est pas souffrant et ne ressent une douleur qu'au moment des aspirations trachéales ou lors des changements de position à cause de toutes les contractures. Il semble que sa vision est encore bonne et sa famille lui laisse la télévision ouverte nuit et jour pour qu'il sente une présence humaine.
Lorsque je demande à Élie s'il est heureux que son père soit vivant bien qu'il soit dans cet état ou s'il aurait préféré qu'il soit mort, il répond : « Je suis heureux que mon père soit vivant, car tout d'abord je suis croyant et donc je me dois de respecter la vie et les chances de survie et de profiter aussi des services que la science m'offre. Je veux qu'il vive parce que je l'aime, parce qu'il est une bénédiction pour notre famille et parce que je me sens responsable de lui assurer tout ce dont il a besoin. »
Mais pense-t-il que son père est heureux de vivre ? « Oui, je pense que malgré tout, il a la volonté de vivre. Quand je lui adresse la parole, je vois un geste d'acquiescement. Il y a une chanson qu'il aimait toujours entendre, et quand nous la lui mettons, on peut voir ses larmes couler. »
Élie est heureux de faire tout ce qu'il fait, comblant sa tendresse pour son père, sa conscience et son sens des responsabilités. Même lorsque le médecin, ayant diagnostiqué une infection nosocomiale grave au poumon, fait part à Élie de la possibilité d'envisager de cesser la lutte et de laisser la nature accomplir la fatalité, ce dernier se rebelle, refuse l'idée et exige de la médecine et de la science qu'elles aillent au bout de leurs capacités et de leurs découvertes.

***

J'ai voulu rendre hommage à cette famille d'abord, et surtout à Élie qui, à mon avis, a fait preuve de courage, d'humanité, de sollicitude, de gratitude filiale et de miséricorde. Il s'est penché sur la souffrance, la solitude et la misère biologique. Au lieu de leur tourner le dos, de les fuir, d'abandonner son père à son malheur ou de le livrer à un institut, au lieu de baisser les bras, il a fait face à la maladie, l'a combattue et a fait tout ce qui était en son pouvoir pour soigner, calmer, apaiser et adoucir l'état de son père si gravement atteint. Il a fait un acte de Vie !
C'est quand on voit un tel comportement qu'on se dit qu'il y a encore de l'espoir, qu'il faut toujours garder l'espoir !
Avec ce « petit grain » de tendresse, Élie a voulu « soulever des montagnes », celles de la maladie et de la mort. Et il a réussi !


NB : Encouragé par la rédaction de cet article, je décide, pour que mon témoignage soit complet, de rendre visite à ce malade que je ne connais pas, mais que j'ai voulu connaître à cause d'Élie. J'ai compris deux choses importantes :
1 - S'il est vrai qu'Élie est l'avant-garde de la résistance, sa mère en reste l'arrière-garde, c'est-à-dire celle qui s'occupe du gros du ravitaillement, de l'intendance.
2 - Si ce malade vit encore, ce n'est pas grâce à la nourriture, mais grâce aux baisers d'Élie, aux mots gentils et rassérénants qu'il lui prodigue, à l'affection dont il l'entoure comme les caresses, les soins et les paroles réconfortantes. Au cours de ma visite d'une heure, j'ai vu Élie adresser à son père un flot de paroles égal à celui que certains fils peuvent dire en un an ou plus à leur père ! Je suis persuadé que le désir de vivre du père lui est communiqué et ne se maintient que par le désir du fils que son père vive. Quand on voit tant d'amour gratuit, on ne peut qu'avoir honte un peu de soi-même et de notre manque de générosité !


En 1993, un homme âgé de 55 ans pénètre dans un sombre tunnel appelé maladie d'Alzheimer.Deux ans plus tôt, alors que la maladie n'était pas encore dépistée par IRM (Imagerie par résonance magnétique), des signes prémonitoires sont constatés par la famille, la poussant à prendre certaines...

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