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Actualités - REPORTAGE

Circulation Pour fuir l’embouteillage, pourquoi ne pas prendre la mer ?

Avec un problème de trafic de plus en plus insoluble, et des transports publics qui tardent à se développer et à s’organiser, quelles solutions peut-on envisager pour les automobilistes ? Il y a peut-être une voie que personne n’a encore songé à exploiter, la voie maritime. Dans leur projet de diplôme, Frédéric Karam, 26 ans, architecte à Bruxelles, et Léonard Gurtner, 24 ans, architecte à Lausanne, proposent un système fondé sur des catamarans, plus spécifiquement les « High Speed Catamarans », qui desserviraient les différentes villes côtières*. En voici un aperçu. On se plaint tous les jours de la « 3aj’a » (les encombrements), des « zmamir » (les klaxons), on plaint le fils de la voisine, parti dans un accident de voiture, on se plaint de son pneu crevé hier à cause de la crevasse qu’on connaît si bien mais qu’on a oubliée en parlant au téléphone… Que peuvent avoir en commun tous ces points, si familiers ? Dans une large mesure, notre dépendance outrancière aux moyens de transport individuels. Près de 65 % de la population libanaise habite les zones côtières. Un seul axe, l’autoroute côtière, connecte ses différentes sphères sociales. Saturée, celle-ci dépasse, sur certains tronçons, de plus de 40 % sa capacité maximale. Une question se pose : pourquoi sommes-nous si démunis sans voiture ? Déjà, il n’y a pas ou peu de transports en commun. Une solution possible pour résoudre cette congestion serait potentiellement le train. Mais notre ancienne ligne nord/sud est détruite depuis 1980. Refaire les stations, restaurer les wagons et surtout démolir les constructions squattant les rails et dédommager les habitants paraît aujourd’hui impossible, en raison du temps et de l’argent qu’une telle entreprise requiert. Sans compter l’entretien du système à long terme. Avons-nous les moyens d’investir autant ? Sommes nous prêts à miser encore sur de lourdes infrastructures, comme nous le faisons actuellement avec la construction de nouveaux tunnels et ponts ? Au Liban, qu’on le veuille ou non, l’instabilité est notre quotidien. Nous avons besoin de solutions flexibles, économiquement viables et immédiates. En 2006, près de 70 ponts et 90 routes ont été touchés par les bombardements israéliens. Parier encore sur des infrastructures lourdes, c’est ajouter de nouvelles cibles sur notre territoire. Parions donc sur une « extrastructure », parions sur la mer, notre meilleure voisine, utilisons-la autrement que pour fuir le pays en dernière alternative… Imaginez. Des « High Speed Catamarans » toutes les 10 minutes, aux heures de pointe, qui desservent la côte en deux heures et demie, à la vitesse de 70km/h, au lieu de cinq heures en moyenne actuellement en voiture. Un tel système assurerait confort, sécurité et rapidité. Ces bateaux ont une capacité de 200 passagers et certains peuvent accueillir jusqu’à 120 véhicules et camions industriels. Vider l’autoroute de ces poids lourds ne serait plus un rêve, mais une réalité. Centres urbains flottants Mais ce n’est pas tout. À part le fait de régler le problème de l’autoroute côtière, ce transport public maritime a aussi un impact urbain positif. Pensez à l’acuponcture. Injectées dans le tissu urbain, les stations de ces catamarans sont de nouveaux centres d’énergie, des hubs publics articulant différents moyens de transport : services, bus, voitures, taxis, téléphérique, futurs trams et catamarans. Le problème majeur de notre société est le manque d’interaction entre les différentes sphères sociales. Peu d’espaces publics reflètent une vraie diversité, caractéristique de l’entité libanaise, qu’elle soit religieuse, éducative, sociale, territoriale ou politique. À certaines exceptions près : on pense aux centres commerciaux ou culturels, ou encore aux espaces urbains modernes comme la corniche de Beyrouth, le secteur de Hamra… Qu’ont donc en commun tous ces lieux ? Ils ne portent pas le poids écrasant de l’histoire libanaise. En répondant à un besoin ressenti par l’ensemble de la population – les transports publics –, le projet de catamarans aurait pour intérêt de créer des espaces communs non communautaires. Ces espaces se doivent d’être neutres. Ce sont les utilisateurs qui en feront l’architecture. Les stations sont pensées dans cette optique : l’espace public devient l’enjeu spatial et architectural. On compte aussi sur l’instinct commerçant du Libanais pour contribuer à cette dynamique. Partout au Liban, la présence de vendeurs ambulants dans la rue joue un rôle essentiel, générateur d’espace public. Qui ne s’est jamais arrêté au bord d’une route pour acheter des cacahouètes, se laissant entraîner dans une conversation délirante avec des inconnus autour d’un café ? Le hub se doit d’accueillir ces générateurs d’osmose sociale. Nous pouvons ainsi miser sur les pêcheurs, les bateaux touristiques ou le développement potentiel de nouveaux types de commerce maritime, à l’image de ce qui se produit sur le Bosphore. Il se doit aussi d’être le promoteur de ces activités. Comme des extensions flottantes seront installées entre les hubs, on imagine aisément un marché flottant qui déballerait, à titre d’exemple, son activité lundi à Beyrouth, mardi à Jounieh, mercredi à Tripoli... ou un festival de film, de musique longeant la côte… ou bien encore… On peut donner libre cours à l’imagination de l’investisseur… Constructions sur l’eau Un des obstacles majeurs à cette vision est la sursaturation de la côte. Coincés entre montagne et mer, nous avons tous ressenti le manque d’espace. Trop de constructions, d’urbanisation erratique, de privatisations corrompues... Rien de très accueillant pour nos bateaux. Alors, comment faire pour loger les stations? Historiquement, la région a été bâtie sur des liens intimes avec la Méditerranée. L’eau a fait notre richesse. Que s’est-il passé depuis ? Renouons avec notre mer tant qu’elle nous appartient encore ! Construisons sur l’eau. Chaque hub répondra au même principe constructif : flotteurs en béton, préfabriqués et postcontraints. Déjà expérimenté par plusieurs architectes, ce procédé est en accord avec l’atmosphère maritime recherchée. Ces stations seront flottantes, mais seront bien sûr rattachées à la terre. Les flotteurs en béton préfabriqué seront fixés au fond marin par des corps morts, et à la terre ferme par des ressorts, afin d’absorber la force de compression des vagues. Écologiquement parlant, ce système constructif est sans aucun doute beaucoup moins polluant qu’une construction « solide » qui nécessite plus de béton et/ou de matériaux de remblayage. L’impact d’une construction flottante est donc moins important sur la nature et la côte environnantes. De plus, comme tout moyen de transport public, celui-ci remplace les voitures et peut en transporter, d’où le fait que sa consommation d’énergie, comparée à celle du nombre de voitures que chaque catamaran peut remplacer, est beaucoup moins élevée que si tous ces véhicules étaient sur la route. À ce stade, certains lecteurs sont sûrement sceptiques: ce projet est idéaliste. Il n’en est rien. Rappelons-nous les contraintes au Liban. Le projet des hubs serait flexible, économiquement viable et immédiat. Projet en étapes Dans un pays incertain, concrétiser cette nouvelle approche en une fois est effectivement impensable. Il faudrait le faire par étapes. D’abord, il faudrait décongestionner les tronçons les plus problématiques de l’autoroute, donc faire fonctionner le système, à titre d’exemple, entre Jounieh et Beyrouth. Pour une première étape de cette ampleur, il faudrait créer quelque quatre stations et mettre en circulation six catamarans. Les premières stations seront également construites avec une taille minimum et agrandie par la suite dans les étapes suivantes (quand elles devront accueillir plus de lignes, plus de catamarans et plus de passagers). À ce stade, si le système fonctionne auprès du public et qu’il rentre dans les mœurs, il sera possible de lancer la seconde étape. Celle-ci consisterait à faire en sorte de desservir toutes les villes majeures de la côte : Tripoli, Jbeil, Jounieh, Beyrouth, Saïda, Tyr. Pour arriver enfin au système complet : 14 stations, 7 majeures et 7 mineures. Le système est évolutif. Le fait de travailler en « pixels » (les flotteurs) permettra d’ailleurs de répondre à cette évolution et aux éventuels imprévus : agrandir ou rétrécir la plate-forme, adapter la forme à de nouvelles contraintes... Il est aussi important de souligner que les flotteurs ne sont pas chers à fabriquer, et peuvent être rapidement assemblés et installés. Précisons également que le coût d’entretien est quasi nul : quelques coups de peinture de temps en temps pour les bateaux. C’est pour cela que presque tous les pays côtiers utilisent ces catamarans. Tout dans le projet a d’ailleurs été pensé de manière à représenter le coût le moins élevé possible, comparé aux bénéfices que devrait en tirer le pays. Cette idée, note-t-on, a été discutée avec l’ancien directeur des transports publics, et plus récemment avec le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR). Il est également envisageable que le secteur privé se charge de la réalisation d’un tel projet, dont le coût total reste à établir. Telles sont, en résumé, les solutions que nous avons apportées aux problématiques libanaises. Il s’agit là d’un projet ouvert. Il prend plusieurs visages, il évolue dans le temps grâce et pour les utilisateurs. Il représente une prise de position contrastant nettement avec les projets actuellement conçus et réalisés (tours de luxe, plages de luxe, etc.) qui mènent le Liban droit dans le mur. Nous avons nos propres identités, nos propres contraintes, nos propres richesses. Assumons-les, utilisons-les, soyons-en fiers. Sophie LAMPSOS * Ce projet de diplôme master EPF-L / ETH-L 2008 (École polytechnique fédérale de Lausanne) a reçu la meilleure note avec félicitations unanimes du jury. Il a d’ores et déjà été présenté à l’occasion de conférences et séminaires dans divers pays comme la Suisse, l’Angleterre, la France et la Norvège. Le diplôme de Frédéric Karam et Léonard Gurtner a été rédigé sous la direction de Ole Moystade, architecte et urbaniste (Norvège), Dieter Dietz, architecte (Suisse), Christian Gilot, architecte et urbaniste (Belgique), et Ralph Blättler, architecte (Suisse). Pour de plus amples informations ou une version pdf du projet complet, écrire à l’adresse suivante : kgb.kettel@gmail.com. Un système implanté dans plusieurs pays côtiers Le système de transport public par catamarans est présent dans près de 36 pays, dont la Turquie ou la Croatie qui ont un PIB similaire au Liban, ou encore le Sri Lanka. Presque tous les pays côtiers d’Europe utilisent se système comme moyen de transport public : Londres, sur la Tamise, l’utilise comme complément au métro ; Istanbul, sur le Bosphore, l’emploie pour décongestionner son principal pont ; la Norvège et la Grèce utilisent se système pour desservir leurs îles et leur côte, ainsi que pour le transport de marchandises et de poids lourds. Récemment, un concours, auquel des architectes de grande renommée ont participé, a porté sur un projet similaire à Thessalonique (Grèce). New York a aussi adopté le système des catamarans.
Avec un problème de trafic de plus en plus insoluble, et des transports publics qui tardent à se développer et à s’organiser, quelles solutions peut-on envisager pour les automobilistes ? Il y a peut-être une voie que personne n’a encore songé à exploiter, la voie maritime. Dans leur projet de diplôme, Frédéric Karam, 26 ans, architecte à Bruxelles, et Léonard Gurtner,...