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Actualités - OPINION

La parole aux médecins Le moi et la peau Le Pr Roland Tomb *

Très jeune, je voulais être psychiatre. Après plusieurs semestres de stage en psychiatrie, je suis allé voir mon patron. – « Je vous quitte », lui dis-je. – « Pour aller où ? » – « Je veux faire de la dermatologie ! » – « Quoi ? Quitter l’infiniment profond pour l’infiniment superficiel ? » – « Oui », dis-je sans broncher. – « Après tout, rétorqua-t-il, tout ça n’est que de l’ectoderme ! » En effet, l’ectoderme, l’un des trois feuillets embryonnaires qui vont constituer le futur homme, est à l’origine à la fois de la peau et du cerveau. On verra plus loin l’importance capitale de cette origine commune mais, sur le premier point, le psychiatre avait tort. Paul Valéry avait dit un jour : « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau. » Le langage est particulièrement prolixe en ce qui concerne la peau. Tout être vivant, tout organe, toute cellule a une peau ou une écorce, une tunique, une enveloppe, une membrane, une méninge, etc. Dans Le Grand Dictionnaire Robert, les articles « peau » et « toucher » sont parmi les plus fournis, en concurrence avec « faire », « tête » et « être ». L’article « touch » est le plus long de l’Oxford English Dictionary. Dans le domaine sémantique, de nombreuses expressions du langage parlé font référence à la plupart des fonctions conjointes de la peau et du moi. Pour ne citer que quelques exemples : « caresser quelqu’un dans le sens du poil », « il a eu la main heureuse », (fonction de plaisir tactile), « c’est une peau de vache », « se faire crever la peau » (fonction défensive-agressive), « faire peau neuve » (fonction d’identification) et surtout « entrer en contact » (fonction de communication) qu’on utilise pour tous les sens : on contacte au téléphone quelqu’un qu’on entend à distance sans le voir, on a un bon contact avec quelqu’un qu’on voit, mais qu’on ne touche pas. Enfin, la peau symbolise en quelque sorte la vie : « avoir la peau de quelqu’un », « sauver sa peau », « lui faire sa peau », etc. L’organe peau La peau est l’organe le plus grand, le plus étendu (1,80 m2 chez l’adulte), le plus lourd (20 % du poids du corps, soit près de 14 kg), le plus visible (ce qu’on voit de nous, ce n’est ni notre estomac ni notre tibia, c’est bien notre peau et nos yeux, sauf dans certaines cultures qui veulent les cacher). La peau nous protège et nous sépare de notre environnement. Elle forme la frontière avec l’extérieur. La peau nous sépare et nous relie. Elle est surface de séparation et surface d’échange. Elle fait qu’on est soi-même et pas un autre. L’acquisition de cette autonomie cutanée préfigure notre autonomie psychique : c’est en détachant sa peau de celle de sa mère que le nouveau-né apprend à construire son identité psychique. La peau maintient le corps autour du squelette, le protège contre les agressions extérieures, capte et transmet des informations utiles. Par sa structure et ses fonctions, elle est un ensemble d’organes différents. Sa complexité anatomique, physiologique et culturelle anticipe sur le plan de l’organisme la complexité du moi sur le plan psychique. De tous les organes des sens, c’est le plus vital : on peut vivre aveugle, sourd, privé de goût et d’odorat, mais sans l’intégrité de la majeure partie de la peau, on ne survit pas. Ainsi, la peau remplit une série de rôles sensoriels et d’autres rôles essentiels par rapport au corps vivant considéré dans son ensemble, dans sa continuité spatio-temporelle, dans son individualité. Fonctionnement paradoxal La peau d’un être humain présente à l’observateur extérieur des caractéristiques physiques variables selon l’âge, le sexe, l’ethnie, l’histoire personnelle et qui, ainsi que les vêtements qui la redoublent, vont faciliter (ou brouiller) l’identification de la personne : pigmentation, plis, rides, poils, cheveux, ongles, cicatrices, boutons, grains de beauté, sans parler du grain de la peau et de son odeur (renforcée ou modifiée par les parfums). Mais cette peau fournit de nombreux exemples d’un fonctionnement paradoxal, au point qu’on peut se demander si la paradoxalité psychique ne trouve pas sur la peau une partie de son étayage. La peau soustrait l’équilibre de notre milieu interne aux perturbations exogènes mais, dans sa forme, sa texture, sa coloration, ses cicatrices, elle conserve des marques de ces perturbations. À son tour, cet état intérieur, qu’elle est censée préserver, elle le révèle en grande partie au-dehors. Elle est aux yeux des autres un reflet de notre bonne ou mauvaise santé organique et un miroir de notre âme. Parfois, ces messages non verbaux émis spontanément par la peau sont intentionnellement infléchis ou inversés par les cosmétiques, le bronzage, les fards, voire par la chirurgie esthétique. La peau est perméable et imperméable, superficielle et profonde, véridique et trompeuse. Elle appelle des investissements libidinaux aussi bien narcissiques que sexuels. Elle est le siège du bien-être et de la séduction. Elle nous informe autant en douleurs qu’en plaisirs. Elle transmet au cerveau les informations provenant du monde extérieur, y compris des messages impalpables qu’une de ses fonctions est justement de palper sans que le moi en soit conscient. La peau est solide et fragile. Elle traduit par sa minceur, sa vulnérabilité, notre détresse originaire, plus grande que celle de toutes les autres espèces, et en même temps notre souplesse adaptative et évolutive. Le moi-peau La peau est l’enveloppe du corps, tout comme le moi tend à envelopper l’appareil psychique. Depuis 1974, Didier Anzieu travaille sur le concept de moi-peau précisant l’étayage du moi sur la peau et y impliquant une homologie entre les fonctions du moi et celle de notre enveloppe corporelle. Le moi-peau évoque à la fois le sens du toucher, mais aussi le mouvement actif qui met en contact le sujet avec une partie de lui-même aussi bien qu’avec l’autre. L’instauration du moi-peau répond au besoin d’une enveloppe narcissique et assure à l’appareil psychique la certitude et la constance d’un bien-être de base. Le moi-peau trouve son étayage sur les diverses fonctions de la peau, il hérite la double possibilité d’établir des barrières (les mécanismes de défense psychiques) et de filtrer des échanges (avec le ça, le surmoi et le monde extérieur). Le moi-peau fonde la possibilité même de la pensée. Chez l’embryon, sinon chez le nouveau-né, la sensibilité tactile apparaît la première et c’est là sans doute la conséquence du développement de l’ectoderme, source neurologique commune de la peau et du cerveau. La peau possède un primat structural sur tous les autres sens, pour trois raisons au moins : elle est le seul sens à recouvrir tout le corps, elle-même contient plusieurs sens distincts (chaleur, douleur, contact, pression) dont la proximité physique entraîne la contiguïté psychique, enfin, comme le signale Freud, le toucher est le seul des cinq sens à posséder une structure réflexive : l’enfant qui touche du doigt les parties de son corps expérimente les deux sensations complémentaires d’être un morceau de peau qui touche, en même temps d’être un morceau de peau qui est touché. C’est sur le modèle de la réflexivité tactile que se construisent les autres réflexivités sensorielles (s’entendre émettre des sons, humer sa propre odeur, se regarder dans le miroir) puis la réflexivité de la pensée. La peau fournit à l’appareil psychique les représentations constitutives du moi et de ses principales fonctions. À la peau qui recouvre la surface entière du corps répond la fonction « contenante » du moi-peau. Par son grain, sa couleur, sa texture et son odeur, la peau humaine présente des différences individuelles considérables. Celles-ci peuvent être narcissiquement, voire socialement, surinvesties. À son tour, le moi-peau assure une fonction d’individuation du soi qui apporte à celui-ci le sentiment d’être un être unique. Données dermatologiques « Les affections de la peau entretiennent d’étroites relations avec les stress de l’existence, avec les poussées émotionnelles et avec les insuffisances de structuration du moi. » (Anzieu). Ces affections, spontanées à l’origine, sont souvent entretenues et aggravées par des compulsions de grattage qui les transforment en symptômes dont le sujet ne peut plus se passer. Mais il arrive, dans certaines affections comme les pathomimies, que la lésion de la peau soit volontairement provoquée et développée. Les pathomimies cutanées sont la caricature de ce que la psyché peut infliger à la peau. La peau n’est pas un organe comme un autre, que l’on répare quand il est malade et dont on attend un fonctionnement silencieux, et même, le plus souvent, invisible. Les maladies de peau sont, le plus souvent, visibles et même affichantes, chroniques et parfois étiquetées « psychosomatiques ». Les facteurs émotionnels sont retrouvés par toutes les études systématiques publiées dans la littérature chez 30 % des patients au moins. Les dermatologistes sont familiers des concepts de somatisation où le patient consulte pour un symptôme physique, alors qu’un problème psychologique réel est souvent mis au second plan. Enfin, nous assistons au Liban, comme ailleurs, à une véritable explosion des pratiques esthétiques et cosmétologiques où la dermatologie proprement dite risque d’être phagocytée par les dérives esthétiques. Être bien dans sa peau, que celle-ci soit saine ou malade, est la raison de la demande esthétique. Que le trouble soit objectif, visible pour le praticien ou qu’il ne soit que sensible pour le patient, le trouble existe. Depuis des millénaires, l’homme et surtout la femme ont cherché à soigner leur peau, précisément pour être bien dans leur peau et s’approcher de l’idéal, commandé par l’époque et le lieu. * Le Pr Roland Tomb est le chef du département de dermatologie à l’Université Saint-Joseph.
Très jeune, je voulais être psychiatre. Après plusieurs semestres de stage en psychiatrie, je suis allé voir mon patron.
– « Je vous quitte », lui dis-je.
– « Pour aller où ? »
– « Je veux faire de la dermatologie ! »
– « Quoi ? Quitter l’infiniment profond pour l’infiniment superficiel ? »
– « Oui », dis-je sans broncher.
– « Après tout,...