Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

À égale distance des deux camps

Les équidistants dans la politique libanaise d’aujourd’hui, ce sont les personnes, groupements et même des universitaires qui se disent à égale distance des deux parties antagonistes appelées, dans la simplification ambiante, 8 Mars et 14 Mars. Ils l’affichent avec fierté, parfois avec une argumentation moralisante, en tant que symbole d’unité nationale, d’entente et de stabilité. Qui sont les équidistants (« ala masâfa wâhida min jami’ al-furâqâ ») ? Ils incluent des politiciens chevronnés dont certains aspiraient à leur accession à une présidence de la République incolore, inodore et sans saveur, ou qui se préparent à accéder à la présidence du gouvernement ou du Parlement. Ils incluent aussi ceux des politiciens qui, en raison de leur localisation géographique, appréhendent d’afficher une nuance de conviction préjudiciable au volume de leur électorat. Les équidistants incluent aussi des « académiques » et des intellectuels qui ont l’habitude de la démangeaison intellectuelle, mais dépourvus d’un système de valeur cohérent dans l’appréhension de la chose publique, souvent sans boussole, sans repère, sans norme. De la sorte, ils pourraient être promus à des postes élevés si un gouvernement en gestation était à la recherche de technocrates de service. Les équidistants incluent aussi des « citoyens ordinaires » dont l’esprit a été longtemps pollué par la propension libanaise à la compromission en toute chose : « Ma’lesh, baynâtna, shû fîha, mâ tihmul al-sullum bi-l-‘ard… » (Ça ne fait rien, entre nous, rien de grave, ne porte pas l’échelle en largeur…), ou qui n’ont pas une culture minimale de légalité, et veulent faire les intelligents et originaux dans des débats de salon. C’est ainsi qu’en sortant d’une visite au patriarche Sfeir, d’une rencontre avec des leaders antagonistes, l’équidistant prononce des généralités incolores, inodores et sans saveur. L’équidistant exhorte, comme une bonne maman, à la concorde. Parle (nous avons délibérément supprimé le il personnel) comme un équilibriste, craignant que tel ou tel mot puisse dégager un sens. De fait, l’équidistance, du latin aequi-distans, signifie parallèle, comme en géométrie. Le terme n’est d’ailleurs utilisé qu’en géométrie, mais dans aucune des disciplines des sciences humaines. Sauf au Liban, où équidistant a acquis en politique valeur et prestige. Pour les politiciens équidistants et les académiques qui pratiquent la démangeaison intellectuelle, il faut donc calculer, avec une précision extrême, les mots, le lexique, le comportement, chaque déclaration, pour être vraiment équidistant au sens géométrique. Il faut donc du calcul. Rien que du calcul. On n’est alors rien de tout. C’est le on, indéfini, impersonnel. On ne dit rien. Tout se dilue dans une vision accommodante de la vie. On se débat dans des émissions télévisées comme un mollusque. Dire fièrement qu’on est équidistant, c’est n’être rien du tout. C’est même s’aligner sur le cadre de référence des parties antagonistes. C’est être soi-même programmé et endoctriné dans ce même cadre de référence, avec l’intention de servir de médiateur, d’intermédiaire, de conciliateur. Bonne perspective dans les intentions. Mais un médiateur, négociateur et conciliateur, n’a-t-il pas des normes, références, repères et, au moins, une petite boussole pour gérer la conciliation ? À celui qui dit fièrement, dans un salon, qu’il est équidistant, je réponds : qui te demande de te positionner, comme s’il faut à tout prix se positionner, se ranger, se rallier à d’autres, être client d’un parti et d’un courant ? Qu’est-ce que tu penses, toi l’équidistant, toi personnellement, en tant que citoyen libre, lucide, conscient ? Kant disait justement : « Aie le courage (sic) de te servir de son propre entendement. » Vraie cause de notre malheur Nous vivons aujourd’hui au Liban dans une société qui a perdu les valeurs républicaines fondatrices, à travers une idéologie putschiste étrangère au patrimoine libanais et qui mobilise des jeunes, des intellectuels de façade, des femmes rivées à des préoccupations domestiques, des mécontents frustrés, mais qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Cette catégorie trouve dans quelques leaders un idéal de réforme et de changement. La déliquescence des valeurs va même chez des politiciens putschistes jusqu’à dire que les instances religieuses, dont le patriarcat à Bkerké, doivent se cantonner dans un rôle « spirituel ». Or, qui doit crier fort, en tant que croyant (au sens de la foi), pour la défense des hautes valeurs fondatrices d’une société ? Les équidistants, quand la République est en danger, quand l’enjeu est la continuité des institutions, quand la pérennité de l’État est compromise…, sont la vraie cause de tous les malheurs dans l’histoire du Liban. Mohammad Salam soulignait, dans un débat télévisé à la LBCI, le 18/12/2007, que si Saddam Hussein avait trouvé au Koweït dix personnes prêtes à être ministres dans un gouvernement koweïtien de façade, il serait encore aujourd’hui installé à Koweït. Ces dix personnes éventuelles se recrutent parmi les collaborateurs, les manipulés qui se croient plus malins et les équidistants. S’il y a encore aujourd’hui quelques parieurs et aventuriers sur la scène libanaise (« sâha »), c’est parce qu’on peut trouver au Liban des collaborateurs, des gens prêts à toutes les compromissions et des mollusques équidistants. En dépit de tout un patrimoine de liberté et de martyrs de la liberté, le Liban est-il vraiment une patrie dans la culture politique vécue, alors que des Libanais continuent à pratiquer une débrouillardise (« chatâra ») politique libanaise d’un autre temps ? La propension du Libanais à se ranger en tant que client (« zilm ») va faire dire que je suis du 8 Mars ou du 14 Mars ! Pourquoi faut-il à tout prix se ranger et ranger les gens ? Si je suis vraiment citoyen, je ne me range pas, je m’engage. Les politiciens se rangent à moi, le moi citoyen, libre, lucide, clairvoyant, porteur de valeurs républicaines fondatrices d’une société. Depuis le retrait des forces armées syriennes du Liban, une coalition régionale vise à acculer les Libanais, en raison de la nature composée de la société et face à un système régional arabe affaibli, à une compromission aux dépens de la justice internationale, de l’indépendance et de la souveraineté, dans un style plus dangereux que celui de l’accord du Caire de 1969, déjà abrogé, et dont nous continuons à subir les conséquences et séquelles. Comment être équidistant par rapport au tribunal international pour mettre une fin, même symbolique, à l’assurance impunité ? Par rapport au caractère référentiel de l’accord de Taëf ? Au principe élémentaire de la continuité des institutions ? Au b.a.-ba du principe de légalité et de la légalité procédurale minimale ? À l’encontre de l’idéologie qui s’adresse à un gouvernement avec des menaces du genre : « Qu’ils déguerpissent » (« yinqil’yu ») ou, à propos d’un chef du gouvernement, « qu’il n’aura pas le temps d’emporter ses petites affaires » (qalâqisho) ? Être équidistant, c’est être complice d’un processus de manipulation, de démantèlement et de putschisme, aux dépens de l’entité du Liban, de son arabité, et de son rôle et message. Antoine MESSARRA Professeur, coordonnateur des programmes de la Fondation libanaise pour la paix civile permanente
Les équidistants dans la politique libanaise d’aujourd’hui, ce sont les personnes, groupements et même des universitaires qui se disent à égale distance des deux parties antagonistes appelées, dans la simplification ambiante, 8 Mars et 14 Mars. Ils l’affichent avec fierté, parfois avec une argumentation moralisante, en tant que symbole d’unité nationale, d’entente et...