Rechercher
Rechercher

Actualités - CHRONOLOGIE

Mitri, Fatfat et Oghassabian ont été forcés de quitter leur domicile après l’assassinat de Pierre Gemayel Une expérience typique du contexte libanais : le séjour forcé de plusieurs membres du gouvernement Siniora au Grand Sérail Patricia KHODER

Depuis la première indépendance du Liban en 1943, voire depuis le début du mandat français en 1920, le Grand Sérail n’a jamais servi de lieu de résidence à un quelconque haut- commissaire, Premier ministre ou ministre. Construit par les Ottomans en 1856, le bâtiment, qui était initialement une caserne, est devenu le siège du wali de Beyrouth en 1887. Détruit durant la guerre libanaise de 1975-1976, entièrement restauré en 1998 par l’ancien Premier ministre assassiné Rafic Hariri, le Grand Sérail est devenu, il y a un peu moins de deux ans, le lieu de résidence forcé du Premier ministre Fouad Siniora et de sa famille. Et depuis un an, depuis le 21 novembre 2006, date de l’assassinat du ministre de l’Industrie Pierre Gemayel, le Sérail sert aussi de résidence forcée à plusieurs ministres. C’est que, dans toute l’histoire du Liban, jamais la menace n’a pesé autant sur les pôles politiques du pays... À l’instar de la situation des députés retranchés à l’hôtel « Phoenicia » pour échapper aux assassinats politiques, celle des ministres résidant au Sérail est sans doute unique au monde. Une expérience typique du contexte présent au pays du Cèdre ! Malgré la somptuosité des boiseries, du marbre, des lustres et des meubles, le Grand Sérail est devenu une « prison », une élégante forteresse entourée de barbelés, bien gardée par les forces de l’ordre, assiégée au nord, à la place Riad el-Solh, par des militants de l’opposition qui avaient parié, à tort, le 1er décembre 2006, sur la chute en quelques heures du gouvernement Siniora. Il n’y a pas de prison dorée. Qu’ils vivent dans le luxe ou dans la misère, les prisonniers portent les mêmes chaînes, ont les mêmes envies, des rêves de plaisirs simples, accessibles à tous les êtres humains libres de leurs mouvements. Ils ont des rêves aussi simples que de se promener au soleil ou de dormir dans leur propre lit. Au Grand Sérail, Tarek Mitri, Ahmad Fatfat et Jean Oghassabian, respectivement ministres de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, et d’État pour le développement administratif, qui sont en résidence forcée depuis un an dans cet imposant bâtiment, ne se plaignent jamais. Tarek Mitri estime qu’il serait indécent de se plaindre sur ce plan quand les Libanais font face à d’importantes difficultés dans leur vie quotidienne. Ahmad Fatfat, un homme optimiste par nature, savait déjà les risques qu’il encourait en entamant une carrière politique. « La première fois que je me suis présenté aux élections législatives, j’ai payé tous mes impôts et j’ai contracté une assurance-vie », explique-t-il. Quant à Jean Oghassabian, il souligne : « Ce que nous avons vécu en un an n’est rien par rapport à toutes ces personnes qui ont versé leur sang pour l’indépendance du Liban. » C’est le même son de cloche que l’on entend du côté des appartements de M. Siniora. L’attaché de presse du Premier ministre Aref el-Abed indique que le chef du gouvernement « est un homme extrêmement facile à vivre. Il ne se plaint jamais. Il possède une immense capacité de concentration. » À cause, depuis leur arrivée, de leur résidence forcée, les ministres n’ont plus aucun loisir, à part la lecture. Ils ont donc remplacé leurs heures de loisir – auparavant, ils faisaient du sport, se promenaient au soleil, assistaient à un film de cinéma ou à une pièce de théâtre, ou encore recevaient des amis à dîner – par des heures supplémentaires de travail. Le Premier ministre s’est installé au Sérail en automne 2005, après l’attentat contre la journaliste May Chidiac. Un mois plus tard, sa famille l’a suivi. « Avant sa résidence forcée, il avait des horaires fixes et suivait toujours un itinéraire immuable. Il venait au Sérail entre 8h30 et 9h, rentrait chez lui, rue Bliss, pour le déjeuner vers 14 heures 30, revenait vers 16h30 et repartait vers 21 heures. Il était donc une cible très facile pour les assassins. Depuis qu’il s’est installé au Sérail, il ne sort plus que pour les voyages officiels », raconte Aref el-Abed. « Nous l’obligeons à rester loin des fenêtres, et s’il se promène un peu, c’est quand il accompagne un visiteur de son bureau jusqu’au portail du Sérail. Il n’est plus habitué au soleil à tel point qu’au lendemain de son départ en vacances avec sa famille à Gardaka, au bord de la mer Rouge, il a été victime d’une insolation », indique-t-il. Le conseiller de presse de M. Siniora souligne également à quel point le Premier ministre tenait à préserver sa vie normale, son quotidien, quand il avait accédé à son poste. Malheureusement, les circonstances ont été plus fortes que son souhait. Il se souvient également comment les ministres ont déménagé à la hâte après la mort de Pierre Gemayel. Le déjeuner en commun, un moment privilégié « Quand Hariri avait restauré le Sérail, il avait prévu deux ailes spéciales, l’une consacrée à la résidence du Premier ministre, et l’autre aux chefs de gouvernement étrangers hôtes du gouvernement libanais », raconte Aref el-Abed, soulignant cependant que ces deux ailes n’ont pas été meublées et que l’aile consacrée au Premier ministre avait été utilisée très rarement par l’ancien chef du gouvernement Najib Mikati. L’aile consacrée aux hôtes du gouvernement libanais a vite été aménagée après le 21 novembre 2006 pour recevoir les ministres. Des règles ont été adoptées. Ainsi, cette aile – comme celle, d’ailleurs, du Premier ministre – est interdite aux journalistes. Les ministres bénéficient, certes, de chambres individuelles, mais aussi d’espaces communs, notamment de salons attenant aux chambres, d’une salle de sport utilisée initialement par les membres de la sécurité du Sérail et d’une salle à manger. Depuis un an, presque tous les midis, le chef du gouvernement et ses ministres, spécialement ceux qui sont assignés à la résidence forcée, ainsi que les ministres Sami Haddad et Jihad Azour qui habitent Beyrouth et dont les bureaux se trouvent au Sérail, prennent ensemble le déjeuner. La cuisine n’est pas faite sur place. Les plats sont délivrés au quotidien par un traiteur de Beyrouth. Pour les ministres qui vivent au Sérail sans leurs familles – qu’ils reçoivent une ou deux fois par semaine – ce déjeuner, servi vers 15 heures, est un moment privilégié de la journée. M. Fatfat indique qu’au cours de ce déjeuner, les ministres discutent de leurs dossiers et de la situation politique. Cette rencontre autour du repas permet de résorber les tensions et d’être toujours à la une de l’actualité politique. Expliquant que les ministres dont les bureaux et les maisons ne pouvaient pas être sécurisés ont choisi de vivre au Sérail, M. Fatfat indique que son bureau se trouvait dans le secteur du Palais de justice, et qu’il se déplaçait entre Tripoli et Ras el-Nabeh avant de déménager au Sérail. « Depuis, je travaille ici. De plus, j’ai quitté ma maison de Ras el-Nabeh pour une autre dans la région sécurisée de Koraytem », indique-t-il, soulignant qu’il s’y rend parfois pour voir son fils. M. Fatfat est père de deux enfants âgés de 18 et de 15 ans. « Les membres de ma famille me soutiennent. Ils ne se sont jamais plaints », indique-t-il soulignant que « même si j’avais su dès le début que je resterais un an au Sérail, il m’a été difficile de m’adapter à la situation, surtout au début ». Évoquant ses loisirs, il indique qu’il passe beaucoup de temps à lire des ouvrages arabes, français et anglais. Ancien étudiant en médecine de l’Université catholique de Louvain, il a gardé de son séjour en Belgique une prédilection pour les bandes dessinées. Le ministre de la Jeunesse et des Sports indique qu’il bénéficie d’une grande chambre et partage un salon avec Jean Oghassabian. « On se connaissait bien auparavant, mais nous sommes devenus des amis, précise-t-il. Nos femmes aussi s’entendent très bien. En été, nous sommes partis ensemble en vacances. » D’ailleurs, les deux hommes parlent avec beaucoup d’amertume des accusations de « trahison » formulées par l’opposition à leur encontre et des injustices subies par le gouvernement Siniora qui est « l’un des meilleurs gouvernements que le pays ait connus depuis de très longues années », indique M. Oghassabian. Les quatre chahuteurs et le cinquième larron … M. Fatfat, qui, en bon optimiste, tient à mettre l’accent sur la partie pleine du verre, parle de tout le soutien qu’il reçoit de ses électeurs et ses connaissances. « Normalement, quand on devient député, on est surtout sollicité pour rendre service. Depuis que je suis au Sérail, les gens m’appellent pour prendre de mes nouvelles et pour me soutenir », dit-il, soulignant qu’il a été agréablement surpris par ses électeurs. Et c’est surtout les journées portes ouvertes qu’il tenait dans sa résidence de Sir Denniyé qui lui manquent, ainsi que les autres rencontres avec ses électeurs. Évoquant ses collègues et locataires du Sérail, il indique : « Nous étions des camarades, nous sommes devenus amis. Dans le groupe, il y a quatre chahuteurs, Jean Oghassabian, Jihad Azour, Sami Haddad et moi. Si Pierre Gemayel était toujours vivant, il aurait été le cinquième larron. » Jean Oghassabian se souviendra toujours de ce 21 novembre 2006, le jour de l’assassinat de Pierre Gemayel, quand le Premier ministre l’a informé qu’il devrait habiter au Sérail. « Je suis arrivé avec ma trousse de toilette et puis, petit à petit, mes affaires personnelles ont été transportées jusqu’à ma chambre du Sérail. Au début, je croyais que j’allais rester une ou deux semaines », raconte-t-il. « Dans ma chambre, j’ai surtout beaucoup de livres et un ordinateur », indique ce cinéphile, qui se rendait au moins une fois par semaine avec son épouse au cinéma et qui se contente actuellement de regarder les chaînes câblées. « Au début de mon séjour, j’ai fait du sport dans la salle consacrée à cet usage, mais l’ambiance n’y était pas. J’ai donc arrêté », indique le ministre d’État au développement administratif qui a un hobby impossible à exercer au Sérail : le tennis. « Durant plusieurs mois, je me suis rendu en cachette à la maison, j’allais aussi trois fois par semaine au ministère situé à Starco en prenant des itinéraires différents. Mais depuis l’assassinat du député Antoine Ghanem, je ne quitte le Sérail que pour aller au Parlement et prendre part aux réunions des forces du 14 Mars », dit-il. Le ministre d’État au développement administratif commence sa journée en écoutant le bulletin d’information de la VDL à 7 heures 15. Il consacre ensuite une heure à la lecture des journaux puis il entame son travail. Après le déjeuner avec ses collègues, il reçoit sa famille, regarde la télévision puis dîne encore avec les collègues ministres. Après le dîner, il regarde encore la télévision. Sa vie privée lui manque, notamment « le fait de rester à la maison, de dormir dans mon lit, de manger avec ma famille, de recevoir des gens, de maintenir mes habitudes quotidiennes », précise le ministre d’État au développement administratif. « Même avant d’habiter le Sérail, j’avais réduit mes déplacements au minimum. Depuis plus d’un an et demi, je n’ai pas été au cinéma ou au théâtre, je n’ai plus aucun loisir…j’ai surtout envie d’aller au supermarché. J’avais l’habitude de choisir les bouteilles de vin. J’ai des amis que je n’ai pas vus depuis plus d’un an », dit-il. Le soleil et la mer M. Oghassabian a aussi envie de se promener tranquillement au soleil, de manger au restaurant. D’ailleurs, son visage s’anime quand il parle de ses vacances d’été en Grèce, ces mêmes vacances qu’il a passées avec Ahmad Fatfat. « Mon voisin de chambre », précise-t-il. « Chaque année, je pars avec des couples d’amis en vacances, Ahmad et son épouse font désormais partie de la liste, dit-il. Nous avons donc complètement changé d’atmosphère en organisant un voyage culturel à Rhodes, raconte-t-il. J’ai passé une semaine à marcher au soleil et à m’attabler au restaurant sans être accompagné d’escorte, comme tout le monde », indique-t-il. Ce qui lui manquera le plus de son séjour au Sérail ? « Tous mes collègues, le Premier ministre, Ahmad Fatfat, et Sami Haddad et son sens de l’humour. » Quant au ministre de la Culture et des Affaires étrangères par intérim, il a quitté sa maison d’Achrafieh pour une chambre et un bureau au Sérail. M. Mitri n’aime pas s’attarder sur ses sentiments, estimant probablement qu’il est indécent de se plaindre quand on occupe un bureau richement meublé et une chambre spacieuse. Lui aussi parle des moments privilégiés du déjeuner, quand tous les ministres se retrouvent et où ils s’échangent des informations. Ses moments de loisir au Sérail, il les passe à lire. Probablement pour rendre moins austère son bureau du Sérail, il a choisi d’y accrocher deux tableaux de la collection du ministère de la Culture, l’un d’eux, qui porte la signature d’un peintre grec ayant vécu au Liban, Stélio Scamanga, montre la grande bleue. Il a probablement choisi ce tableau parce qu’il a surtout envie de se promener au bord de la mer. M. Mitri n’a pas respiré l’air marin depuis un an. Évoquant difficilement les « contraintes », il parle du manque de luminosité. M. Mitri a aussi choisi un autre tableau de la collection du ministère de la Culture pour l’accrocher à l’entrée de son bureau. Il s’agit du tableau de Hussein Madi qui montre une femme lisant un journal portant l’inscription : « Les fermes de Chebaa sont libanaises ». Le ministre des Affaires étrangères par intérim parle de tous les CD qu’il a transportés de sa maison, de ces jours où l’on a envie de choisir le plat que l’on veut manger, et qu’il soit confectionné à la maison et non par un traiteur. Il se dirige vers l’ascenseur. Ces lieux ne sont pas faits pour qu’on y vive au quotidien, dit-il, mettant l’accent sur l’immensité de l’espace. Depuis un an, plusieurs ministres du gouvernement Siniora sont en résidence forcée au Sérail. Ils attendaient l’élection d’un président pour pouvoir reprendre quelque peu leur vie normale. Malheureusement, ce séjour forcé se poursuit.
Depuis la première indépendance du Liban en 1943, voire depuis le début du mandat français en 1920, le Grand Sérail n’a jamais servi de lieu de résidence à un quelconque haut-
commissaire, Premier ministre ou ministre. Construit par les Ottomans en 1856, le bâtiment, qui était initialement une caserne, est devenu le siège du wali de Beyrouth en 1887. Détruit durant la...