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Actualités - OPINION

Lorsqu’il fait nuit noire...

Par Abdel-Hamid EL-AHDAB Avocat La bataille de la présidence en 1958 opposait le général Fouad Chéhab au Amid Raymond Eddé. Se faisaient face, en quelque sorte, la justice sociale et la liberté, et sur les deux rives se tenaient deux hommes d’État de haute stature. La bataille d’aujourd’hui est celle qui nous offre son spectacle hideux et son odeur puante. Elle regorge de scandales et de trahisons et toute dignité en est absente. Qu’est-il advenu du Liban ? Nous nous rappelons beaucoup le Amid ces jours-ci. Comme l’a dit le poète arabe : « La nuit noire nous fait vivement désirer la lune. » Il y a quelques jours, Samir Atallah a écrit dans an-Nahar un article intitulé « Dîner chez André ». Il y raconte l’histoire du Liban à travers le séjour du Amid Raymond Eddé à Paris. L’article rappelle beaucoup ceux qui avaient été rédigés par Mustapha Amine à l’époque où tout était devenu sombre en Égypte. Il avait beaucoup écrit, après le 5 juin 1967, sur Saad Zaghloul, le Wafd, l’exil de Saad Zaghloul... Il avait écrit parce que l’Égypte, en pleine déprime, s’était mise à regarder son passé aussi beau que lointain. Raymond Eddé était le courage même. Il était aussi la négation de la classe politique que les Libanais, les Arabes et les étrangers voient aujourd’hui évoluer sur la scène politique et qui joue une pièce tragi-comique qui a pour nom Présidentielle. Chaque mandat avait été affublé d’un nom que lui attribuait le Amid. Le mandat de Sleimane Frangié était celui du « Kol we Chkor » (mange et remercie ton Créateur). Un autre était celui de « Noss Kemm, Noss Lsan » (la moitié de langue, la moitié de manche). Il était incapable de se cacher ou d’arborer un masque à l’exemple d’autres qui n’ont pas hésité à le faire, ceux-là mêmes qui ont dénudé le Liban sur la voie publique, l’ont violé puis ont dit qu’il est beau. Raymond Eddé a vécu à Paris, et les soucis du Liban ont vécu avec lui et en son cœur. Les politiciens libanais vivent, pour la plupart, à Beyrouth, mais le Liban ne vit que dans leur poche ! Seul le Amid a gardé au Liban son orgueil. Il a vécu un quart de siècle à Paris. Il était un peu le président de la République libanaise en exil. Tout comme les gens règlent leur emploi du temps sur leurs montres, et leurs montres sur Big Ben, le Liban résident et émigré réglait la politique nationale sur les positions affichées par Raymond Eddé. Nous découvrirons ses histoires en ayant le sentiment de découvrir une part de nos rêves... Il était plus qu’un président de la République, tout comme Saad Zaghloul était plus qu’un roi. Les rois ont, en effet, disparu, mais Saad Zaghloul est resté. Saad Zaghloul a été exilé, mais il est resté présent dans le cœur des Égyptiens. Raymond Eddé s’est lui-même exilé à Paris, mais il est demeuré présent dans le cœur des Libanais. Il est ensuite parti, mais les Libanais se le rappellent toujours, surtout dans les nuits noires. Pendant un quart de siècle à Paris, Raymond Eddé a vécu tous ses jours avec les Libanais. Il n’était jamais absent dans les fêtes et les rencontres entre Libanais, au même titre que le taboulé et les chansons de Feyrouz. Il est resté un quart de siècle dans son hôtel parisien parce que tous les oiseaux ont des maisons, sauf les oiseaux qui font métier de chanter la liberté. Ceux-là meurent loin de leur foyer. Il a été le premier à être visé par les tentatives d’assassinat. Les deux camps ont commis ces tentatives à son encontre : le libanais et le syrien. La balle de l’un l’a atteint au pied et la balle de l’autre a transpercé ses vêtements. À l’Hôpital américain où il avait été soigné, il répétait en arabe, utilisant un jeu de mots : « ...Ils m’arrivent au pied. » À Paris, il racontait ce que lui avait dit Anouar Sadate au sujet des informations qui lui parvenaient sur les attentats qui étaient préparés. Il racontait également comment il avait contacté Kamal Joumblatt de la résidence d’Anouar Sadate pour lui proposer de le retrouver à Paris parce qu’il figurait en tête de la « liste ». Joumblatt n’avait pas accepté et le Amid avait fait seul le voyage à Paris. Au cours de son séjour à Paris, il s’était rendu une fois à Rome. Il y était sorti de l’hôtel et avait donné au chauffeur de taxi l’adresse de ressortissants libanais chez lesquels il se rendait. Le taxi avait pris une direction différente et s’était arrêté. Deux personnes étaient alors montées dans la voiture qui s’était dirigée vers l’extérieur de la ville. Les deux personnes avaient alors roué de coups le Amid avant de lui transmettre un message. Ils l’avaient ensuite abandonné sur la route. Il s’était relevé ensanglanté et s’était mis à chercher un taxi en plein milieu de la voie, en un endroit très loin de Rome. Le message transmis était le suivant : Ne t’avise jamais de toucher à « la famille » ou à « la confession ». Le Amid était retourné à l’hôtel, mais cinq mille Libanais s’étaient rassemblés à l’entrée. Pendant un quart de siècle, le Amid est resté à l’hôtel à Paris pour bien montrer que son séjour était temporaire. Il n’a sollicité ni la nationalité française ni un quelconque titre de séjour. Il nous blâmait même d’avoir sollicité la nationalité française. Nous lui disions : « Comment exerçons-nous la profession d’avocat à Paris sans la nationalité ? » Au cours des premières années, il était très sévère envers ceux qui sollicitaient la nationalité française, mais il est devenu plus tolérant par la suite. Au cours des soirées avec des Libanais, son discours tournait autour de trois sujets : la sécurité, la reconstruction et l’essor économique. Il racontait comment il avait poursuivi lui-même « al-Takmil » dans les rues de Basta, suivi par la brigade 16 et les officiers et gendarmes. Il l’avait alors arrêté et le tribunal avait prononcé à son égard la peine de mort. Ce fut qui modifia le code pénal pour en supprimer le bénéfice des circonstances atténuantes. Cette modification avait pris alors le nom de « Loi d’exécution du tueur ». Il racontait aussi comment il avait veillé à l’exécution de la peine de mort pour que les fauteurs de troubles confessionnels sachent qu’on ne peut échapper à la potence. Il racontait aussi l’historie de la loi sur le secret bancaire qui a été à l’origine de la prospérité bancaire, et la manière avec laquelle Camille Chamoun s’y était opposé dans un premier temps : « Tu veux une banque qui protège le voleur ? » lui avait-il dit. Le Amid avait persisté dans son projet. Il avait étudié la loi suisse et avait conçu une loi bien meilleure. Cette loi avait été promulguée sans grand bruit. Le Amid avait réussi à la faire passer en douce. Une autre loi est à ajouter à son crédit, celle qui avait réglementé les loyers, mais de laquelle il avait exclu les immeubles de luxe, ce qui avait eu pour conséquence de faire proliférer les immeubles de luxe à Beyrouth et dans les villes. Les Libanais avaient continué à régler leurs espoirs et leurs rêves au rythme des positions patriotiques du Amid. Lorsque le général Aoun avait dissous le Parlement, Raymond Eddé avait déclaré qu’il était un ancien député, mais après les batailles qui avaient opposé le général aux Forces libanaises et avaient provoqué la défaite de celui-ci, le Amid avait déclaré à la presse qu’il ne restait plus au général que de se porter le coup de grâce. Il avait refusé de rencontrer le général à Paris. Je lui portais moi-même les messages de ce dernier qui lui disait : « Je suis un partisan du Bloc national. J’ai été à ton école ! » Mais le Amid refusait toujours toute relation avec lui. La maison du général Aoun était alors vide, déserte. Personne ne venait chez lui et il souffrait d’une solitude intenable. Il coupait du bois en disant : « J’évacue de la sorte toute l’énergie que je refoule. » Avant cela, Raymond Eddé avait accueilli Bachir Gemayel qui était admiratif du Amid. Mais celui-ci l’avait repoussé avec force : « Toi, un chrétien ? Tu es un criminel. Tes mains sont tachées de sang. Mais où entraînes-tu les chrétiens ? » Saëb bey était à Genève et le Amid à Paris. C’était tantôt des jours noirs, tantôt des jours blancs dans leurs relations. Les exigences libanaises du Amid étaient grandes et nombreuses. Il se mettait en colère parce que Saëb bey était plus politicien que nécessaire. À un certain moment, les relations entre eux ont été interrompues. Le Amid avait décidé de boycotter les élections. Saëb bey décida de se solidariser avec lui et se retira complètement de la campagne électorale par solidarité avec les chrétiens. Le Amid le contacta alors et lui dit : « Ma Bisaëb Ella Saëb » (Personne d’autre que Saëb ne convient). Lorsque Walid Joumblatt, alors ministre, avait déclaré à la télévision qu’il avait puisé dans l’argent du ministère parce qu’il s’était trouvé « coincé » (« Enzanaq »), le Amid m’avait contacté pour m’interroger sur le sens de ce mot. Je lui en avais alors expliqué le sens, et il s’était écrié en tapant des mains : « Mais comment voulez-vous qu’on mette fin à la corruption ? » Mais le sujet qui a beaucoup préoccupé les Libanais à Paris a été celui des relations entre le Amid et Rafic Hariri. La seule personne qui avait échappé aux foudres du Amid et que ce dernier considérait comme ami était Rafic Hariri. Celui-ci coopérait avec la Syrie, mais le Amid lui pardonnait tout. Il lui pardonnait des choses qu’il n’aurait jamais acceptées de Saëb bey. Nous lui avons demandé une fois pourquoi il pardonnait à Rafic Hariri ce qu’il ne pardonnait pas à d’autres, et nous lui avons dit : « Vous ne croyez pas qu’en soutenant Hariri à ce point, vous nuisez à la campagne qui est menée contre la tutelle syrienne ? » Le Amid s’est alors mis en colère. Nous étions invités à une soirée qui regroupait des dizaines de personnes. Il a dit : « Moi je touche de l’argent de Hariri ! Ça vous va comme ça ? » Tous les invités ont alors protesté et lui ont réaffirmé leur confiance et leur foi en sa probité et en son patriotisme. Le Amid s’est alors calmé et a commencé à s’expliquer : « Après la Révolution française, a-t-il dit, Haussmann a fait construire Paris et lui a légué des dettes. Les dettes ont disparu et Paris est demeurée. Hariri se conforme aux désirs des uns et des autres pour franchir ce cap difficile. Il est en train de construire le Liban. Laissez-le travailler. » Le Amid était admiratif de Rafic Hariri qui se consacrait à la construction du Liban. Il jugeait son patriotisme sincère et lui accordait le bénéfice des circonstances atténuantes. Raymond Eddé représentait en lui-même une occasion pour le Liban, de même que Fouad Chéhab. Le Liban a bénéficié de deux occasions, et il les a perdues toutes les deux. Parce que ces deux grands personnages ne constituaient pas deux composantes d’une alliance mais deux pôles contraires. Une semaine avant son décès, nous déjeunions au restaurant Beato à Paris, avec Johnny Abdo, Walid Abou Zahr, Mohammad Doueidi et Hikmat Kassir. Le Amid était fatigué et notre réunion s’était prolongée jusqu’à 18 heures. Nous ne savions pas que c’était notre dernière rencontre, mais le Amid en avait peut-être le pressentiment. Il a reconnu ce jour avoir commis la plus grande erreur de sa vie en laissant se développer une hostilité entre lui et Fouad Chéhab. Ce dernier était, de l’avis du Amid, un homme probe et patriote, un grand homme, un vrai homme d’État qui a voulu construire et qui devait être soutenu et aidé. Ces propos nous avaient stupéfiés. Pour nous, le Amid symbolisait la liberté et était, au même titre que Fouad Chéhab, un exemple de probité. Les deux avaient une stature d’homme d’État, mais ils étaient tout de même la négation l’un de l’autre, et « deux négations ne font pas, comme on le sait, une nation »... Le Amid nous a quittés quelques jours après. Nous nous sommes réveillés et avons découvert les jours que nous vivons à présent, ces jours qui ressemblent à des nuits noires. La bataille de la présidence se fait sur les décombres de la République. Celle-ci avait jadis sa grandeur, sa fierté, son honneur. La présidence de la République inspirait le respect. Celui qui observe aujourd’hui la bataille de la présidence ne peut que ressentir de la peine. Qu’est-il advenu de la République ? Qu’en est-il de la présidence dans ce bazar ? Comment peut-on admettre ces pratiques qui rendent le Liban terrifiant, qui en font un pays terrifié, un pays plongé dans le noir, un pays hideux ? Qu’est-il advenu de ce Liban où le jeu politique opposait Raymond Eddé à Fouad Chéhab ? Il s’est simplement transformé en un asile d’aliénés. En ce Liban qui a tourné le dos à l’histoire, à l’homme et à toute réflexion, les hommes politiques croient que le soleil brille en dessous des chaussures. Nous avons fini par ennuyer le monde entier.
Par Abdel-Hamid EL-AHDAB
Avocat

La bataille de la présidence en 1958 opposait le général Fouad Chéhab au Amid Raymond Eddé. Se faisaient face, en quelque sorte, la justice sociale et la liberté, et sur les deux rives se tenaient deux hommes d’État de haute stature. La bataille d’aujourd’hui est celle qui nous offre son spectacle hideux et son odeur puante. Elle...