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Actualités - OPINION

« Le quorum requis pour l’élection présidentielle est les deux tiers au premier tour et la majorité absolue aux tours suivants », souligne le professeur Colliard

Le débat, fiévreux, sur le quorum requis pour l’élection du président de la République continue d’occuper le devant de la scène et entretient la polémique à quelques jours de l’échéance présidentielle et de la fin du mandat du président sortant Émile Lahoud. L’avis d’experts et de spécialistes étrangers est à cet égard précieux. Nous avons publié au cours des derniers jours les consultations élaborées par deux grands constitutionnalistes français, les professeurs Pierre Avril et Jean Gicquel, sur les modalités de l’élection du président de la République et sur l’interprétation de l’article 49 de la Constitution. Le professeur Avril a notamment souligné qu’un quorum des deux tiers des membres constituant la Chambre est nécessaire pour l’élection du chef de l’État (voir « L’Orient-Le Jour » du vendredi 9 novembre). Quant au professeur Gicquel, il souligne dans sa consultation que la majorité absolue est requise pour l’élection du président, mais il précise dans le même temps qu’une majorité des deux tiers est nécessaire pour le vote et le quorum en vue de l’interprétation de l’article 49 de la Constitution (voir « L’Orient-Le Jour » du mercredi 14 novembre). Nous publions aujourd’hui la consultation d’un autre constitutionnaliste français, Jean-Claude Colliard, professeur de sciences politiques à l’Université Paris 1 et ancien membre du Conseil constitutionnel français, de février 1998 à février 2007. Dans son étude sur le quorum requis pour l’élection du président de la République, le professeur Colliard souligne la nécessité de « la présence de deux tiers des députés au premier tour, de la majorité absolue d’entre eux pour les suivants ». Le professeur Colliard souligne également que « compte tenu de la force des précédents et de l’existence d’une coutume ou convention constitutionnelle, une autre interprétation (de l’article 49) constituerait une véritable révision constitutionnelle ». « Comme telle, elle devrait être soumise aux règles de l’article 77 de la Constitution qui suppose le vote – donc bien entendu la présence – des deux tiers des membres composant la Chambre. » Nous reproduisons ci-dessous le texte intégral de la consultation du professeur Colliard. 1) Le texte : L’article 49 de la Constitution du Liban, pour la partie concernée, est ainsi rédigé : « Le président de la République est élu, au premier tour, au scrutin secret à la majorité des deux tiers des suffrages par la Chambre des députés. Aux tours de scrutins suivants, la majorité absolue suffit. » La question posée est de savoir si la condition des deux tiers suppose que les deux tiers des députés participent à la séance au cours de laquelle a lieu le premier tour de scrutin. Comme on le verra plus loin, le texte a toujours été compris ainsi. L’autre interprétation consisterait à lire le texte comme « les deux tiers des députés réunis », la seule condition étant alors celle posée par l’article 34 de la Constitution « la Chambre ne peut valablement se constituer que par la majorité des membres qui la composent légalement ». Cette autre interprétation amènerait donc à considérer que la Chambre est constituée par la présence de la majorité des députés, soit puisqu’il y a actuellement 127 membres, 64 présents. Pour continuer à exister la condition des deux tiers doit alors être lue comme « les deux tiers des présents », ce qui pourrait conduire à ce qu’un candidat soit élu au premier tour par 43 voix ; ce n’est pas beaucoup. De plus, si on veut lire le texte de cette manière, il faut lire la suite également de la même manière : aux tours suivants la condition de majorité absolue serait alors calculée sur le nombre de députés présents, ce qui veut dire qu’un président de la République pourrait être élu avec 33 voix. C’est encore moins et bien peu pour une assemblée de 127 membres... En outre, cette interprétation se heurte à une difficulté textuelle contenue dans la rédaction de l’article 75 de la Constitution : « La Chambre réunie pour élire le président de la République constitue un collège électoral et non une assemblée délibérante. » Cet article 75 autorise à lire l’article 49 de la manière suivante : « Le président de la République est élu, au premier tour, au scrutin secret, à la majorité des deux tiers du collège électoral. » On voit mal comment la condition pourrait être remplie s’il n’y a pas au moins les deux tiers du collège réunis. Or, un des premiers principes de l’interprétation juridique est que les mots ont un sens et que les règles posées doivent avoir un effet ; comme le montrent les calculs ci-dessus, l’autre lecture prive le texte de son effet essentiel, la recherche d’une large majorité, d’un consensus, pour une décision aussi importante. Ceci est confirmé par l’examen, selon la démarche classique de l’interprétation, du contexte et de l’intention des auteurs. 2) Le contexte : La condition des deux tiers de l’ensemble des membres de la Chambre se retrouve – de façon expresse – dans : – l’article 44 : retrait de confiance au président et au vice-président de la Chambre ; – l’article 77 : adoption d’une proposition de révision de la Constitution ; – l’article 79 : vote d’un projet de loi constitutionnelle. Par souci d’honnêteté, on ne retiendra pas l’article 60 qui pose la même condition pour la mise en accusation du président de la République, puisque dans de nombreuses Constitutions les conditions de destitution du chef de l’État sont notablement renforcées. On notera néanmoins qu’il serait curieux que l’élection du président de la République, dont on sait l’importance dans les équilibres complexes du Liban, se fasse dans des conditions moins exigeantes que celles retenues pour la révocation du vice-président de la Chambre... 3) L’intention des auteurs : L’origine du texte de l’article 49 est retracée dans l’ouvrage d’Antoine Hokayem La genèse de la Constitution libanaise de 1926 (Les éditions universitaires du Liban, 1996). Il y est rappelé que le projet de statut organique du 4 janvier 1926, élaboré par le ministère français des Affaires étrangères, comme l’avant-projet de Constitution libanaise du 18 avril 1926, établi par Henri de Jouvenel, prévoient l’élection du chef de l’État (devenu le président de la République en avril) se fait à la majorité absolue. Dans le vocabulaire constitutionnel français, la majorité absolue, sans autre précision, désigne généralement la majorité des membres composant une assemblée. C’est la commission des Treize, émanation du Conseil représentatif du Grand Liban, et le texte écrit par un de ses membres les plus éminents, Michel Chiha, qui fait apparaître la condition des deux tiers et leur projet est adopté à l’unanimité par le Conseil représentatif. Il est clair que, dans le contexte de l’époque, cette modification avait pour objet de rendre plus exigeantes les conditions d’élection, en dépassant donc la majorité absolue prévue par les textes français, pour faire en sorte qu’un candidat ne puisse être imposé par une communauté contre les autres. Sans vouloir faire parler les morts, il est peu pensable que leur rédaction ait eu pour objet, au contraire, d’affaiblir les conditions de l’élection pour permettre qu’elle soit éventuellement faite par un faible nombre, comme calculé au point 1. Pour continuer, selon la démarche habituelle de l’interprétation, il convient alors de regarder les précédents. 4) Les précédents : De 1926 à 1976, l’élection présidentielle a fait l’objet d’un large consensus et je n’ai pas trouvé trace du fait que la question du quorum ait été soulevée. – En 1976 le scrutin, fixé au 1er mai, fut reporté au 8 mai, car le 1er mai la présence des deux tiers des députés n’était pas certaine ; le 8 mai, 68 députés sont réunis, la Chambre étant alors composée de 99 députés et le quorum des deux tiers étant donc de 66, et le premier tour peut avoir lieu. Les 63 voix obtenues par Élias Sarkis ne sont pas considérées comme suffisantes, ce qui montre bien que le calcul se fait sur l’ensemble des députés, puisque 63 c’est évidemment beaucoup plus que les deux tiers de 68 ; un second tour a donc lieu qui lui est conclusif. – En 1982 l’élection prévue le 18 août est reportée, le quorum ne pouvant être atteint, au 23 août. Le président de la Chambre attend 13h30 pour ouvrir la séance, initialement prévue à 11h, faute de pouvoir constater jusque-là que 62 députés, soit les deux tiers des députés en fonction, sont réunis. Le premier tour donne à Bachir Gemayel 58 voix, ce qui est considéré comme insuffisant et un deuxième tour a lieu. Là aussi le déroulement de la séance et l’absence de résultat au premier tour montrent qu’il est jugé nécessaire d’obtenir à ce premier tour les deux tiers des membres en fonction, ce qui suppose qu’ils soient réunis. – En 1988 l’élection ne peut avoir lieu, car 38 députés seulement sont présents et 38 absents : l’élection est ajournée, elle se fera l’année suivante de manière consensuelle eu profit de René Moawad. Force est de reconnaître que ce dernier cas est moins pertinent puisque, outre la majorité des deux tiers, la majorité simple n’est pas réunie, mais ceux de 1976 et de 1982 sont formels pour ce qui est de la lecture de l’article 49. La lecture de la presse de l’époque – pour ce que j’ai pu en consulter – montre que la condition du quorum des deux tiers est considérée comme un fait acquis : elle n’est pas en débat et dicte l’attitude (présence ou absence) des différents acteurs. Ainsi L’Orient-Le Jour du 22 août 1982 : « On sait en effet que la séance ne pourra avoir lieu qu’en présence de 62 députés au moins, quorum requis pour le premier tour. » Même source, 18 août 1988 : « Annonce par le bureau de l’Assemblée et la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice qu’on s’en tiendrait, pour la réunion du collège électoral, au chiffre de 53 (calculé en base d’un total de 79). » Même si Hussein Husseini avance lui le chiffre de 51 (calculé sur la base des 76 députés encore en vie), ce sont toujours les deux tiers des membres qui sont exigés pour que la séance puisse se tenir. Les précédents vont donc dans le même sens, ce qui permet de parler d’une coutume constitutionnelle. 5) Existence d’une coutume constitutionnelle : On sait que la coutume peut être une source du droit constitutionnel, ce même en présence d’une Constitution écrite ; elle intervient soit pour compléter la Constitution en cas de lacune (par exemple pour la Constitution française de 1958 les moments de dépôt d’une motion de censure pendant la mise en œuvre de l’article 16), soit pour fixer l’interprétation d’un texte incertain (par exemple, pour la même Constitution, la démission du Premier ministre après des élections nationales, laquelle n’est pas expressément prévue par le texte de 1958). La coutume a une importance certaine dans le droit libanais si l’on veut bien y rattacher – par exemple – la règle de répartition des principaux postes de l’État entre les différentes communautés : elle n’est pas dans la Constitution, laquelle prévoit au contraire la suppression du confessionnalisme politique, préambule et article 95, on sait qu’elle résulte du pacte national et que personne ne songe à la remettre en cause, et ce caractère obligatoire ne peut se justifier que si on y voit une coutume constitutionnelle. On sait que l’existence d’une coutume repose sur deux éléments : l’accumulation de précédents et le sentiment que la conduite suivie en ces occasions était obligatoire, l’opinio juris selon le terme latin habituellement utilisé. Les exemples que l’on vient de citer montrent que ces deux éléments sont en l’espèce réunis : les précédents vont dans le même sens et l’exigence des deux tiers est bien considérée comme obligatoire et dicte, on l’a dit, le comportement des acteurs. On peut même aller plus loin et voir là une convention de la Constitution. 6) Une convention de la Constitution : Le terme de convention de la Constitution est d’origine anglo-saxonne. Il commence à être adopté en droit français, en particulier pour expliquer les « deux lectures » de la Constitution de 1958 suivant qu’il y a ou non cohabitation. On peut se reporter à ce sujet au livre de mon éminent collègue Pierre Avril Les conventions de la Constitution, PUF, 1997 qui le définit, selon le sous-titre de son ouvrage, comme les « normes non écrites du droit politique ». Les conditions d’existence d’une convention de la Constitution ont été rassemblées par Sir W. Ivor Jennings The Law and the Constitution autour des trois questions suivantes (connues sous le nom de « test de Jennings ») : – Y a-t-il des précédents ? – Les acteurs dans les précédents se croyaient-ils liés par une règle ? – La règle a-t-elle une raison d’être ? Dans le cas de l’article 49, la réponse est à l’évidence oui, dans les trois cas : – Oui, il y a des précédents et ils vont dans le même sens. – Oui, les acteurs (d’ailleurs différents selon les cas) se croyaient liés par une règle. – Oui, la règle a une raison d’être, éviter que le président de la République ne soit élu par un faible nombre de voix, susceptible d’émaner d’une seule communauté. L’interprétation, toujours observée, de l’article 49 doit donc être considérée, comme une « convention interprétative » ainsi définie par Pierre Avril (op. cit. p. 127) : « Elle s’établit à travers l’application et la force du précédent s’y exprime directement sous forme d’une “jurisprudence” bénéficiant de la présomption de conformité à la Constitution, au point qu’elle finit par s’identifier à celle-ci en rejetant les interprétations concurrentes dans le néant. » On ne saurait mieux dire. *** On voit donc que tous les éléments, texte, contexte, intention des auteurs, précédents, convergent pour témoigner de l’existence d’une coutume, voire d’une convention constitutionnelle, portant sur l’exigence des deux tiers. Ceci permet de répondre facilement aux questions plus précises posées : 7-1) Les quorums nécessaires : Comme on l’a montré, la présence de deux tiers des députés au premier tour, de la majorité d’entre eux pour les suivants. 7-2) L’interprétation différente : Compte tenu de la force des précédents et de l’existence d’une coutume ou convention constitutionnelle, une autre interprétation constituerait une véritable révision constitutionnelle. Comme telle elle devrait être soumise aux règles de l’article 77 de la Constitution... qui suppose le vote – donc bien entendu la présence – des deux tiers des membres composant la Chambre. 7-3) Y a-t-il une obligation légale ou constitutionnelle pour les députés d’assister à la séance ? La Constitution ne dit rien à ce sujet et je n’ai pas connaissance d’une loi qui en dirait plus. Il est acquis dans toutes les démocraties contemporaines qu’un député ne saurait être tenu par un mandat impératif et qu’il est libre d’agir comme il l’entend, pour ce qui est de ses votes au moins. Il peut participer à un vote ou ne pas y participer. Ne pas assister à la séance est une forme de cette non-participation. 7-4) Le risque de vide constitutionnel : La Constitution y répond par l’article 62 : « En cas de vacance de la présidence de la République pour quelque raison que ce soit, les pouvoirs du président de la République sont exercés à titre intérimaire par le Conseil des ministres. » Pour le reste, le juriste ne peut se prononcer sur le point de savoir si ceci est politiquement acceptable, comme il ne peut se prononcer, même si cela paraît évidemment souhaitable, sur la recherche d’un candidat consensuel. Tout au plus peut-il souligner que c’est dans cet esprit que l’exigence des deux tiers a été inventée puis appliquée. Fait à Paris le 11 octobre 2007 Jean-Claude COLLIARD
Le débat, fiévreux, sur le quorum requis pour l’élection du président de la République continue d’occuper le devant de la scène et entretient la polémique à quelques jours de l’échéance présidentielle et de la fin du mandat du président sortant Émile Lahoud. L’avis d’experts et de spécialistes étrangers est à cet égard précieux. Nous avons publié au cours des derniers...