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Actualités - OPINION

La victoire de l’AKP, une chance pour la Turquie et la région ? Ibrahim TABET

La victoire éclatante de l’AKP (Parti de la justice et du développement) aux élections législatives turques du 22 juillet, suivie de l’élection à la présidence de la République de Abdullah Gül, issu de ses rangs, marque un tournant important dans l’histoire de la Turquie qui ne manquera sans doute pas d’avoir des répercussions positives, tant au plan interne qu’à celui de ses relations extérieures. Au plan interne, cette victoire est une étape décisive dans la transformation du pays en une démocratie apaisée, plus ouverte, plus tolérante et convertie au libéralisme économique. C’est aussi un pas de plus dans le lent processus de démantèlement du modèle kémaliste. Celui-ci reposait à l’origine sur quatre piliers principaux : un ultranationalisme qui conduisit à la disparition presque totale des minorités chrétiennes du pays et à la négation du fait kurde ; un régime autoritaire attribuant un rôle politique prééminent à l’armée ; une économie dirigée ; enfin un laïcisme radical et violemment antireligieux. À partir des années cinquante, le régime se démocratise et l’islam entame un retour social, culturel et politique tandis que la répression dont il fait l’objet se relâche. Mais l’opposition des milieux laïcs et de « l’État profond », c’est-à-dire l’armée, la magistrature et la bureaucratie, ne faiblit pas. D’où des coups d’État militaires à répétition (en 1960, 1971, 1982 et 1997) chaque fois que l’armée, dépositaire du legs kémaliste, estime « la patrie menacée par le danger islamiste ». Parallèlement, le pays connaît une succession presque interrompue de crises économiques et politiques ainsi que d’affrontements souvent sanglants entre extrémistes de tous bords, sans compter la guerre contre les indépendantistes kurdes. Un premier tournant se produit lors de la venue au pouvoir de l’AKP en 2002, qui met fin à des années d’instabilité. Bien qu’issu de la mouvance islamiste, il se situe moins dans la continuité des partis islamistes traditionnels que de l’ANAP (Parti de la mère patrie) de Turgut Ozal qui joua un rôle majeur dans la modernisation et l’ouverture de la Turquie dans les années quatre-vingt. Se présentant comme « musulman démocrate » à l’instar des chrétiens démocrates européens, il se déclare en faveur de l’Europe et de ses valeurs universelles ainsi que du libéralisme économique. Effectivement, dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement Erdogan entreprend une série de réformes libérales qui est récompensée en octobre 2005 par l’ouverture officielle du processus de négociation d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Reflétant le clivage au sein de la société turque entre deux visions identitaires opposées, l’échéance de l’élection présidentielle de 2007 provoque la crise la plus grave qu’ait connu le pays depuis 1997. Pour succéder au président Sezer dont le mandat prend fin en mai, l’AKP propose en avril la candidature d’Abdullah Gül, provoquant une vague de manifestations massives dans les plus grandes villes du pays de la part des milieux attachés à la laïcité. Plus inquiétant encore est la menace d’intervention de l’armée « au cas où le fanatisme islamique viendrait à mettre en danger les principes de la République fondée par Atatürk ». Ces pressions et l’absence de quorum au Parlement contraignent Gül à renoncer provisoirement à sa candidature. Mais loin de vouloir se soumettre au diktat des généraux, le Premier ministre Erdogan décide la tenue d’élections législatives anticipées le 22 juillet. Pratiquant une politique d’ouverture, il présente de nombreux candidats n’appartenant pas à la mouvance islamiste. Le résultat représente un nouveau triomphe pour lui et son parti. Fort de son bilan économique positif (cinq ans de croissance ininterrompue depuis son arrivée au pouvoir), l’AKP recueille 46,4 % des suffrages, soit 12 % de plus qu’en 2002. Mais, malgré sa victoire dans son bras de fer avec les généraux et la majorité dont il dispose au Parlement, Erdogan, conscient qu’il ne peut ignorer les 54 % de Turcs qui n’ont pas voté pour son parti, tient un discours conciliateur. Se défendant à nouveau de vouloir islamiser le pays, il s’engage à persévérer sur la voie des réformes pour faire de son pays laïc et musulman une démocratie moderne comparable à ses voisins européens. Enfin, il réussit le 28 août à faire élire Abdullah Gül à la présidence de la République. Lors de son discours inaugural, celui-ci confirme sa détermination à ne pas remettre en question la laïcité et à défendre le droit à la différence. Affirmant également vouloir rassembler tous les Turcs, il prononce des paroles très conciliantes à l’intention des Kurdes. Le contrôle pour la première fois par un seul parti du Parlement du gouvernement et de la présidence suscite évidemment de fortes réticences dans les milieux de l’opposition et l’armée. Mais l’insistance maladroite des militaires à vouloir s’ériger en gardiens de l’orthodoxie kémaliste a fini par avoir un effet contraire, ce qui pourrait mettre un point final à l’interventionnisme de l’armée dans la politique. Plutôt que de voir dans le triomphe de l’AKP une menace d’islamisation du pays, comme le prétendent ses adversaires, il faut donc le considérer comme une victoire de la démocratie et la preuve qu’islam et modernité ne sont pas incompatibles. Elle montre qu’il s’agit moins aujourd’hui pour les électeurs d’un choix entre islam et laïcité, mais entre démocratie et adhésion à l’Europe, d’une part, et repli nationaliste s’appuyant sur un pouvoir militaire fort, d’autre part. Le renforcement de la démocratie en Turquie n’aura pas que des répercussions positives au plan interne. Ayant désormais les coudées plus franches, le gouvernement Erdogan pourra accélérer le rythme des réformes libérales déjà entreprises depuis 2002 pour se conformer aux critères européens. Il a déjà annoncé son intention de proposer une réforme constitutionnelle destinée à gommer le caractère autoritaire de la Constitution de 1982 imposée par les militaires. Cela pourrait augmenter ses chances d’adhérer à l’Union européenne, constamment remise aux calendes grecques du fait de l’opposition de la majorité de l’opinion publique européenne. Le président Sarkozy ne s’y est d’ailleurs pas trompé en revenant récemment sur ses propos franchement hostiles à cette adhésion, bien qu’il continue, à l’instar d’Angela Merkel, de prôner la formule d’un partenariat privilégié. L’arrimage éventuel de la Turquie à l’Europe aurait une importance géopolitique capitale et pourrait faire de celle-ci une puissance globale jouissant d’une influence comparable à celle des États-Unis. La consolidation de la démocratie et l’expérience de gouvernement réussie de l’islamisme modéré en Turquie devraient également renforcer l’influence de la Turquie au Moyen-Orient et dans le monde musulman. Représentant un démenti à la théorie du « choc des civilisations », ils constituent à la fois un contre-modèle à la théocratie iranienne et un contrepoids de fait à ses visées hégémoniques. Cela dit, la Turquie d’aujourd’hui tient à garder de bonnes relations avec tous les pays de la région et n’a aucunement l’intention des se poser en héritière de l’Empire ottoman, champion du sunnisme face au chiisme iranien. La participation d’un contingent turc à la Finul s’inscrit d’ailleurs dans la perspective de la volonté occidentale et turque, ainsi que celle des pays arabes modérés de voir la Turquie jouer un rôle régional stabilisateur, plus en rapport avec son poids géopolitique. Une région toutefois où elle doit affronter le problème du Kurdistan irakien qui constitue une grave menace pour son intégrité sans compter qu’il met à rude épreuve son alliance traditionnelle avec les États-Unis. La Turquie se trouve une nouvelle fois à la croisée des chemins et celui qu’elle prendra dépendra autant de l’évolution de ses rapports avec l’Occident et ses voisins musulmans que des questions de politique intérieure. Au cas où l’Europe persisterait dans son rejet et où ses relations avec les États-Unis viendraient à se détériorer, cela ne pourrait que favoriser les courants antioccidentaux, ultranationalistes militaristes ou islamistes radicaux. Ce scénario n’est évidemment pas dans l’intérêt de l’Europe qui doit concilier deux objectifs contradictoires : respecter son opinion publique majoritairement hostile à l’intégration de la Turquie tout en ne décourageant pas davantage la politique proeuropéenne de Recep Tayyip Erdogan. Ibrahim TABET Auteur de « Une histoire de la Turquie, de l’Altaï à l’Europe » à paraître aux éditions L’Archipel Article paru le vendredi 7 septembre 2007
La victoire éclatante de l’AKP (Parti de la justice et du développement) aux élections législatives turques du 22 juillet, suivie de l’élection à la présidence de la République de Abdullah Gül, issu de ses rangs, marque un tournant important dans l’histoire de la Turquie qui ne manquera sans doute pas d’avoir des répercussions positives, tant au plan interne qu’à...