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Tribunal international Séparer le politique du judiciaire

Par Gareth EVANS* Dans une région complexe et marquée par de nombreux contentieux, il est souvent difficile d’exprimer clairement des positions réfléchies, pondérées et indépendantes. Un seul commentaire imprudent, une seule erreur journalistique risque de provoquer de graves malentendus et une vague de critiques infondées. C’est ce qui s’est produit récemment avec l’International Crisis Group à propos de l’un des sujets de politique internationale les plus sensibles du moment : la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU instaurant un tribunal chargé de l’enquête sur l’assassinat en 2005 de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri et sur d’autres meurtres. Que la position de ce goupe soit claire : nous ne nous opposons pas et nous ne nous sommes jamais opposés à la mise en place de ce nouveau tribunal spécial pour le Liban. Mais nous sommes d’avis qu’il est important de bien saisir ce que cette nouvelle institution devrait accomplir, et ce qu’elle peut accomplir, dans le contexte politique plus large dans lequel elle a été introduite. Il faut également comprendre dans quelle mesure sa mise en place devra être complétée par d’autres initiatives politiques. Établi le 30 mai dernier par le Conseil de sécurité, alors que le Parlement libanais paraissait désespérément divisé, le tribunal marque un moment sans précédent dans l’histoire de la justice internationale. C’est en effet la première fois qu’un tel organisme est créé pour se pencher sur une affaire politique qui vise des assassinats politiques spécifiques. Il n’est donc pas surprenant que la question même du tribunal soit devenue si fortement politisée. Après tout, il n’y a pas que le jugement des criminels qui soit en jeu. Trois acteurs principaux soutiennent la création du tribunal spécial, chacun ayant ses propres objectifs. Pour la France, cette nouvelle institution vise à protéger le Liban en agissant comme un instrument de dissuasion face au voisin syrien, largement accusé d’implication dans le meurtre de Hariri. Pour les forces du 14 Mars, le tribunal représente le renforcement de la révolution du Cèdre, ces manifestations de masse ayant suivi l’assassinat de Hariri et ayant mené au retrait des troupes syriennes du Liban. Bien sûr, alors qu’elles espèrent en priorité sceller de manière définitive et irrévocable le retrait syrien, les forces du 14 Mars ne verraient pas d’un mauvais œil leurs ennemis internes, principalement le Hezbollah, être discrédités au cours du processus. Pour les États-Unis, troisième acteur principal soutenant le tribunal, le Liban n’est qu’une pièce de plus dans l’échiquier moyen-oriental – une manière de plus d’affaiblir l’axe Hezbollah-Syrie-Iran. Le tribunal devrait constituer un moyen de pression supplémentaire sur Damas afin qu’il s’écarte de Téhéran et mette un terme au soutien qu’il apporte au Hezbollah et au Hamas. Ce nouveau processus judiciaire comprend donc plusieurs objectifs qui vont bien au-delà de la volonté – partagée par Crisis Group – d’assurer que justice soit faite pour Rafic Hariri. La résolution des Nations unies ne mentionne certes pas spécifiquement la Syrie, mais il ne fait pas de doute que le régime de Damas est la cible de ces trois acteurs principaux. Le problème réside dans le fait que la Syrie ne collaborera pas avec ce qu’elle dépeint comme un simulacre de tribunal, créé dans le seul but de déstabiliser son régime. Même si des membres du régime eux-mêmes n’étaient pas impliqués, il est fort peu probable que la Syrie livre des suspects pour qu’ils soient jugés devant le tribunal. Les accusés seront donc vraisemblablement jugés par contumace, tandis que la Syrie jugera des responsables soigneusement choisis – certains parleraient plutôt de boucs émissaires – sur son propre territoire, comme l’a déjà promis le président Bachar el-Assad. À supposer que la Syrie soit reconnue coupable, que se passera-t-il ensuite ? Quelles sanctions la communauté internationale pourrait-elle imposer au régime ? Tout embargo économique aurait de graves conséquences sur une économie libanaise déjà fragile, vu qu’une partie importante de son commerce passe par la Syrie. L’isolement diplomatique de Damas, qui a déjà montré ses limites, mènerait également à l’impasse. Aucune partie ne bénéficierait de telles mesures. Quant à tenter de faire chuter le régime, comme certains l’exigent, cela entraînerait sans nul doute des conséquences très graves pour le Liban, car Damas choisirait comme champ de bataille celui dans lequel sa capacité de destruction demeure la plus forte. En fait, ni la France, ni les forces du 14 Mars, ni les États-Unis ne sont en mesure d’atteindre leurs objectifs à travers le tribunal. Celui-ci a peu de chances d’amener les coupables devant la justice ; il ne protègera pas le Liban et il ne provoquera pas les changements en Syrie souhaités par les pays occidentaux. La Syrie peut entraver le processus et s’en tirer à bon compte. Cela ne veut pas dire qu’elle sortira vainqueur de la confrontation, mais qu’elle ne capitulera pas. En d’autres termes, la communauté internationale est en train d’investir des efforts considérables qui déboucheront au bout du compte sur un match nul. Ceux qui soutiennent le tribunal sous-estiment la victoire importante qu’ils ont déjà remportée : après ses erreurs impardonnables au Liban, la Syrie a dû se retirer du pays de manière humiliante. Certes, il reste encore des questions importantes à résoudre. En tout premier lieu, les Libanais doivent savoir qu’aucun retour en arrière ne sera possible : ni pillage de leurs richesses, ni intimidation de leur classe politique, ni assassinats politiques. La Syrie devra également ouvrir une ambassade à Beyrouth, fournir des explications sur le sort de nombreux Libanais disparus et démarquer de façon définitive la frontière entre les deux pays. Mais espérer que la Syrie capitulera sous la pression revient à prendre des désirs pour des réalités. C’est aussi la meilleure façon de garantir la déstabilisation du Liban. Le processus judiciaire doit se poursuivre, mais la Syrie doit en même temps obtenir des garanties que le but n’en est pas de saper son régime. Les paroles et les gestes sans effet pour relancer les relations avec Damas ne suffisent pas. C’est pourquoi Crisis Group a recommandé un dialogue basé sur des démarches significatives et concrètes : remettre la question du Golan sur la table, relancer les négociations sur un partenariat économique avec l’Union européenne, et mettre en œuvre des formes de coopération entre les États-Unis et la Syrie au sujet de l’Irak. En empruntant cette voie, les pays occidentaux feraient d’une pierre trois coups. Ils prouveraient de manière tangible, bien qu’implicite, que l’objectif n’est pas de déstabiliser le régime syrien. Deuxièmement, ils fourniraient à celui-ci des ressources alternatives, de sorte que si le processus judiciaire venait à l’impliquer, la Syrie serait en mesure de payer le prix sans risquer la perte de toute légitimité. Enfin, en proposant à la Syrie des mesures incitatives qui pourraient être reconsidérées au cas où Damas choisirait de nier les solides évidences l’incriminant, l’Occident se doterait du levier dont il a désespérément besoin et dont il manque cruellement. En d’autres termes, la normalisation des relations entre la Syrie et le Liban doit coïncider avec la normalisation parallèle – conditionnelle – entre la Syrie et l’Occident. La Syrie doit se voir proposer un choix clair entre un compromis qui servira les intérêts de tous et une confrontation qui, aujourd’hui, semble inévitable. Faire du tribunal une question de vie ou de mort pour Damas est le meilleur moyen de détruire le Liban. * Gareth Evans est un ancien ministre australien des Affaires étrangères. Il est présentement président de l’International Crisis Group, www.crisisgroup.org
Par Gareth EVANS*

Dans une région complexe et marquée par de nombreux contentieux, il est souvent difficile d’exprimer clairement des positions réfléchies, pondérées et indépendantes. Un seul commentaire imprudent, une seule erreur journalistique risque de provoquer de graves malentendus et une vague de critiques infondées. C’est ce qui s’est produit récemment avec...