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Actualités - OPINION

La tragédie de La Celle-Saint-Cloud Le cri de Médée

L’image de la réunion de La Celle-Saint-Cloud était saisissante par la richesse du non-dit qui fut toutefois parfaitement montré et magistralement mis en scène, comme dans la tragédie grecque. Si cette retraite a eu quelque résultat, c’est celui de révéler une foule de présuppositions dont l’écho médiatique permet une double lecture. On peut regarder ces retrouvailles soit comme moment tragique, soit comme manifestation de ce paramètre tellement tiers-mondiste qu’on appelle « humanitaire ». Il est légitime d’établir un parallélisme entre l’impasse actuelle, mais ô combien douloureuse du Liban, et le moment tragique dont les figures héroïques meublent notre mémoire. Gilgamesh, Œdipe, Phèdre, Didon, Médée sont, comme le Liban, des héros pathétiques dans leur impuissance face à l’implacable destin. Souvent, comme Phèdre ou Didon, ils vont jusqu’au bout de l’absurdité de leur situation en se suicidant et « meurent en chantant comme de divins cygnes » (Sully Prud'homme). Le week-end de La Celle-Saint-Cloud fut l’occasion d’un spectacle que n’auraient pas renié Euripide, Eschyle ou Sophocle. Dans la salle de bal du château, tous les protagonistes d’une tragédie grecque étaient là. D’abord le public, représenté par les amis français, les médias de la planète ainsi que par les Libanais collés à leurs téléviseurs. Ensuite, le chœur sous la forme de ces participants inédits que sont les membres de l’énigmatique « société civile » dont le statut est on ne peut plus mystérieux. Et enfin, les héros représentés par les seconds couteaux de forces dites politiques, mais dont certaines sont de véritables prédateurs de la « cité ». Divisé en quelque sorte contre lui-même, le jeu tragique se déroule strictement en deux plans séparés. Sur la scène, les protagonistes du drame, les héros-victimes du processus, toujours plus ou moins étrangers, aliénés à la condition ordinaire du citoyen. En face, dansant et chantant, le chœur constitué d’un groupe de citoyens ordinaires dont les sentiments traduiraient une sagesse commune venue du fond des âges. Les membres de l’énigmatique société civile libanaise, présents à La Celle-Saint-Cloud, répondaient parfaitement à cette définition. Quant au héros principal, le Liban, il étalait l’absurdité de son interminable passion, ses chairs broyées et sa grande douleur qui, le temps d’un week-end au château, est devenue spectacle pathétique au lieu de demeurer muette. Le héros est actualisé durant le moment tragique, il est rendu présent et proche, il est remis en question devant le public. Il est « chosifié » car il est tout simplement devenu un problème. Ainsi, sur la scène, le héros cesse d’être uniquement la proie d’un prédateur, il devient étranger à lui-même. Il est maintenant une problématique. À La Celle-Saint-Cloud, nous avons pu voir comment la tragédie actualise le héros (Liban) et le met en situation, au carrefour de décisions engageant son destin. Mais cela ne fait pas du héros tragique un être autonome et responsable. Curieusement, il est toujours peint comme un être déconcertant et incompréhensible, à la fois coupable et innocent, lucide et aveugle. Par le jeu des renversements qui ponctuent le cours du drame, la même interrogation est sans cesse posée : quels sont les rapports du héros et de ses actes ? Même planifiées et soigneusement mûries, ces mêmes actions n’ont-elles pas leur origine au-delà de l’être du héros tragique ? Leur sens profond ne lui demeure-t-il pas opaque et voilé ? À la fois agent et agi, le héros réalise enfin « qui » il est au moment du dénouement du drame. Alors se révèle à lui le caractère fatidique de ses propres actes, qu’il a accomplis sans le vouloir ni le savoir. Dans ce processus de désintégration et de désappropriation de soi, le héros tragique avance comme un « aliéné, possédé par une force extérieure qui tantôt procède par enveloppement insidieux et tantôt s’abat sur sa proie en un rapt violent » (Jean Salem). Tel est le Liban. Il ne dispose pas d’un espace qui lui est propre : espace de représentation, de communication, de décision. Il peut, tout au plus, choisir de fuir comme Gilgamesh ou d’aller jusqu’au bout du face-à- face avec le destin. C’est ce face-à-face qui mena Didon jusqu’au suicide, expression ultime et grandiose de l’échec. À La Celle-Saint-Cloud, toute la planète a constaté l’impasse du Liban. Il est la proie d’un destin qui le dépasse et contre lequel il ne parvient pas à opposer un espace « historique », celui de la « cité », espace à la mesure de l’homme libre et que le 14 mars 2005 a parfaitement illustré. La volonté politique n’a pas suivi celle du peuple tant certaines forces politiques libanaises exaltent, sans le savoir et sans le vouloir, la ruine et la mort au nom de l’absolutisme totalisant et totalitaire de leur idéalisme. Rien n’illustre mieux l’impasse suicidaire du Liban que la Médée d’Euripide, six fois meurtrière et deux fois infanticide. Médée, qui mit à mort ses propres enfants, est sans doute la plus déplorable mais la plus bouleversante des héroïnes. Plus on approche de sa monstruosité, plus cette femme gagne en mystère, en séduction et en humanité, surtout quand elle s’écrie : « Je comprends que je fais le mal, mais mon humeur est plus forte que ma volonté. » Le cri de Médée est celui du Liban où certaines de ses forces politiques, aveugles et suicidaires, sont convaincues que l’humeur des entrailles est supérieure à la volonté de la raison. Pr Antoine COURBAN
L’image de la réunion de La Celle-Saint-Cloud était saisissante par la richesse du non-dit qui fut toutefois parfaitement montré et magistralement mis en scène, comme dans la tragédie grecque. Si cette retraite a eu quelque résultat, c’est celui de révéler une foule de présuppositions dont l’écho médiatique permet une double lecture. On peut regarder ces retrouvailles...