EFFEUILLAGE Alter ego Lamia EL-SAAD

Je rapproche les hommes et leur permets de communiquer facilement. J’écourte l’espace et le temps. Avant mon apparition, ils attendaient leurs lettres avec la patience d’une femme de marin. Maintenant, ils les reçoivent dans les cinq minutes qui suivent leur rédaction. Ils peuvent aussi, s’ils le souhaitent, y répondre dans la même journée. Je suis très utile aux amis qui craignent de se perdre de vue, indispensable aux amoureux que la vie sépare quelque temps, vital pour les entreprises modernes. Bien sûr, il y a les adeptes du bon vieux temps qui trouvent mes courriers impersonnels ; ils ne révèlent, disent-ils, ni l’écriture, ni la signature, ni le parfum de leur auteur. Je leur offre pourtant la possibilité de personnaliser quelque peu leur courrier et propose différentes couleurs et écritures. Bien sûr, il y a ceux qui préfèrent rédiger eux-mêmes, suivant des normes bien précises, des missives qui seront attendues avec fébrilité et conservées précieusement. Je suis, pour certains, très compliqué à utiliser. Mais je ne peux pas croire que ce soit si difficile ; les enfants y arrivent ! J’ai d’ailleurs, à l’origine, été inventé pour eux. Ils sont souvent plus doués que leurs parents ; il faut dire que certains adultes manquent d’humilité et de patience, et y mettent beaucoup de mauvaise volonté. J’en connais même qui s’opposent à tout enseignement et tirent une étrange fierté de leur ignorance. D’aucuns ne jurent que par moi, d’autres font mine de m’ignorer. Ils se sont toujours passés de moi et ne me trouvent pas indispensable, et pourtant… Je pourrais leur permettre de vivre mieux. Je peux mettre le monde entier à leur portée et les faire entrer dans les plus beaux musées sans les obliger à se déplacer. Je peux répondre à la plupart des questions qu’ils se posent ; j’ai avalé les meilleures encyclopédies et un nombre incalculable de bases de données. Mais ils me préfèrent les livres qui remplissent leurs étagères couvertes de poussières. Obstinés, ils refusent d’opter pour le gain de place que je leur propose. Il paraît que mon écran ne remplace ni le toucher ni l’odeur du papier ; et les prive du plaisir de tourner des pages… Il paraît aussi que mon écran est nocif pour leurs yeux. Je ne suis pas de mauvaise foi et le reconnais bien volontiers. J’ai cependant fait d’immenses progrès en matière de filtres protecteurs, mais ils refusent toujours de l’admettre ; rien n’est plus fragile qu’une réputation et rien de plus coriace qu’un préjugé.