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Actualités - OPINION

EFFEUILLAGE Violon réduit

J’ai été créé par un artiste. J’ai été sculpté par ses mains habiles dans un bois d’érable soigneusement choisi. Je suis d’une précision extrême. Je suis aussi esthétiquement parfait : comme une femme aux mensurations idéales, j’ai un bon tour de poitrine, une taille fine et des hanches larges. J’ai été créé par un artiste, pour un artiste : l’un est luthier, l’autre musicien. Je suis son art, mais aussi son gagne-pain. Je lui apporte l’essentiel et le superflu, la confiance en soi et la célébrité, le pain quotidien et le bon verre de vin. Ensemble, nous avons parcouru le monde entier, franchissant étapes et kilomètres. Qu’il est loin le temps de ma jeunesse ! Qu’il est loin le temps où je faisais partie d’un grand orchestre… Mon maître s’est distingué très vite. Il a la faveur des critiques, et même ceux qui ne l’apprécient pas particulièrement reconnaissent son talent. Il a réussi une brillante carrière : le regard des autres le valorise, son compte en banque aussi. Loin d’être vénal, il donne souvent des concerts au profit d’œuvres caritatives. Je m’investis bien plus que d’ordinaire lorsque je joue pour une noble cause : je vibre de toutes mes cordes et de toute mon âme. Bien souvent, je songe aux violons des rues qui jouent, été comme hiver, sous le soleil et la pluie, pour faire tomber de petites pièces dans un vieux chapeau ; et je mesure ma chance d’appartenir à un musicien reconnaissant qui prend bien soin de moi. Je m’endors tous les soirs dans un étui confortable et ne prends jamais la poussière. Il me déplace avec d’infinies précautions et m’accorde avec soin. Je lui permets, en retour, de jouer les morceaux les plus difficiles et les plus prestigieux. Je ne suis pas un instrument dont on se détache facilement, mais bien un instrument de passionné. Lorsqu’il me cale entre son épaule et son menton, lorsque sous ses doigts longs et fins je donne le meilleur de moi-même et que je suis si près de son cœur… Je ressens exactement ce qu’il ressent : la musique nous transporte de la même manière. Elle naît de ses doigts et de mon archet, et nous fait prendre conscience de notre complémentarité. Aucun événement marquant de sa vie, aucun moment fort, aucun être aimé ne lui apporte l’émotion que je lui apporte. Je suis son ami le plus intime : je partage son trac, ses doutes, sa sueur, ses triomphes, sa solitude. Je ne joue que pour un seul homme. Jamais il ne me prête. Et lorsqu’il cessera de jouer, je mourrai heureux d’avoir bien vécu. Je ne joue que pour un seul homme, mais il joue pour son public, pour des inconnus assis dans de grandes salles aux somptueux décors. Certains soirs, j’envie les violons tziganes et imagine un jeune homme au teint basané qui jouerait seul, les yeux perdus dans les flammes d’un feu de bois : un jeune homme qui ne jouerait que pour son plaisir. Lamia EL-SAAD

J’ai été créé par un artiste. J’ai été sculpté par ses mains habiles dans un bois d’érable soigneusement choisi. Je suis d’une précision extrême. Je suis aussi esthétiquement parfait : comme une femme aux mensurations idéales, j’ai un bon tour de poitrine, une taille fine et des hanches larges. J’ai été créé par un artiste, pour un artiste : l’un est...