Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

De la légalité du gouvernement Siniora

En juillet 2005, le gouvernement actuel a été formé sous la présidence de M. Fouad Siniora et la participation de vingt-quatre ministres, dont cinq chiites. En décembre 2005, lors de la discussion du principe de la constitution du tribunal international, les cinq ministres chiites ont « suspendu » leur participation au gouvernement. Onze mois plus tard, lors de la discussion du projet du statut du tribunal et du traité international, les cinq ministres chiites et un sixième ministre chrétien ont présenté leur démission. L’opposition considère que le gouvernement Siniora est illégal et en violation du pacte de coexistence du fait de la démission de tous les ministres chiites (passant sous silence que ceux-ci n’ont pas été les seuls à démissionner, mais qu’un ministre chrétien s’est joint à eux, ce qui revêt une importance cruciale, comme nous le verrons plus loin). Cela revient à dire que, malgré la clarté de l’article 69 de la Constitution qui énumère de manière précise et limitative les cas dans lesquels le gouvernement est considéré comme démissionnaire, l’opposition considère le gouvernement comme tel sur base des dispositions très générales que sont le paragraphe (j) du préambule de la Constitution et le paragraphe (a) de l’article 95 de la Constitution qui fait partie des dispositions finales de celle-ci. Ainsi, aux dires de l’opposition, un paragraphe introductif à la Constitution et un autre paragraphe d’un article final de celle-ci prévaudraient sur un article qui se situe au cœur même du corps de la Constitution. Pour la clarté de la discussion, rappelons les dispositions des trois textes constitutionnels invoqués. Aux termes de l’alinéa (b) du premier paragraphe de l’article 69 : « Le gouvernement est considéré démissionnaire dans les cas suivants : s’il perd plus du tiers de ses membres fixés par le décret de sa formation. » Pour sa part, le paragraphe (j) du préambule dispose que : « Tout pouvoir qui viole le pacte de coexistence devient illégal.» Enfin, le paragraphe (a) de l’article 95 prévoit que : « Les communautés seront équitablement représentées dans la formation du ministère. » Il s’agit donc de savoir si le gouvernement du président Siniora est toujours légal malgré la démission des six ministres, et ce conformément aux dispositions de l’alinéa (b) du premier paragraphe de l’article 69, ou s’il est illégal par référence aux paragraphes (j) du préambule et (a) de l’article 95. Pour un grand nombre de raisons, qui relèvent de la logique juridique, des différentes méthodes d’interprétation des textes, des principes généraux et de la règle de la bonne foi, il est évident que le gouvernement du président Siniora est tout à fait légal : 1 - Les trois textes objet du débat, c’est-à-dire le paragraphe (j) du préambule et les articles 69 et 95, ont été amendés ou ajoutés à la Constitution de manière simultanée en vertu de la loi constitutionnelle n°18 de 1990 issue du document de l’Entente nationale libanaise adoptée dans l’accord de Taëf. Dans son texte antérieur à 1990, la Constitution ne comportait pas de préambule ; celui-ci y a été introduit par la loi constitutionnelle de 1990, laquelle portait également modification des articles 69 et 95. Donc, si l’intention du constituant était de considérer le gouvernement démissionnaire du fait de la démission de tous les ministres représentant l’une des grandes communautés religieuses même si leur nombre ne dépasse pas le tiers du nombre total des ministres formant le gouvernement, cela aurait été prévu dans l’énumération limitative de l’article 69. Il est impensable que l’intention fut de considérer le gouvernement démissionnaire dans ce cas-là, et que cela resta confiné dans les vagues principes figurant dans le préambule et les dispositions finales de la Constitution. 2 - Le Conseil constitutionnel a élargi le bloc de constitutionnalité en affirmant, dans sa décision n°2/99, que : « Le préambule de la Constitution forme partie intégrante de la Constitution et a une valeur constitutionnelle équivalente à celle des dispositions de la Constitution. » Les dispositions du préambule et en particulier celles de son paragraphe (j) ont donc une valeur constitutionnelle égale à celles des articles 69 et 95, et il est erroné, et même « ahurissant » d’après le doyen Vedel, d’affirmer, comme le fait l’opposition, que l’un quelconque de ces trois textes a une valeur supérieure à celle des autres : ni les dispositions du préambule ni celles du corps de la Constitution n’ont une valeur supérieure. Il faut garder à l’esprit que, exactement à l’inverse de ce que prétend l’opposition, si un texte devait prévaloir, ce serait celui figurant dans le corps de la Constitution (l’article 65), puisque la question tranchée par le Conseil constitutionnel était de savoir si les dispositions du préambule ont une valeur inférieure à celles du corps de la Constitution ou égale à celles-ci, et le Conseil est venu élever les premières au niveau des secondes en les intégrant dans le même bloc. Donc, le paragraphe (j) du préambule ne prévaut nullement sur l’article 69, et toute affirmation contraire relève, comme l’affirme le professeur Gicquel, de la politique ou de la philosophie mais nullement du droit. 3 - Chacun du paragraphe (j) du préambule de la Constitution et du paragraphe (a) de l’article 95 comporte un principe général. Contrairement aux textes posant une règle de droit, ceux qui ne comportent que des principes généraux ne sont pas directement applicables ; ils ont pour objet d’imposer aux pouvoirs publics de prendre les mesures nécessaires pour donner leurs pleines portée et efficacité aux principes qui y sont consacrés en les intégrant dans l’ordonnancement juridique par la promulgation de textes comportant des règles de droit susceptibles d’application. Rappelons que la rédaction du paragraphe (j) du préambule et la modification de l’article 95, qui tous deux comportent des principes généraux, ont coïncidé avec la modification de l’article 69 qui comporte une règle de droit ; par conséquent, sur un point déterminé qui fait appel à ces trois textes, il faut tenir compte de la seule règle de droit, donc de l’article 69, à l’exclusion des textes comportant des principes généraux, donc du paragraphe (j) du préambule et de l’article 95. 4 - L’une des règles élémentaires de l’interprétation juridique est celle de l’acte clair : il n’y a pas lieu à interprétation en présence d’un texte clair (« interpretatio cessat in claris »). Les dispositions de l’article 69 sont limpides et détaillées, et leur application ne soulève aucune interrogation : ce texte énumère de manière limitative les cas dans lesquels le gouvernement est considéré démissionnaire, et il ne comporte pas le cas dont se prévaut l’opposition, qui est celui de la démission de tous les ministres appartenant à une même communauté alors même qu’ils ne représentent pas plus que le tiers du gouvernement. D’ailleurs, l’opposition, peu sûre de son fait, a attaqué certains ministres chrétiens qui n’ont pas démissionné avec les cinq ministres chiites : elle les accuse d’avoir intégré le gouvernement, lors de sa formation, en tant que représentants du président de la République puis de ne pas avoir suivi l’exemple du ministre chrétien démissionnaire, ce qui aurait alors entraîné la chute du gouvernement sur base de l’alinéa (b) du premier paragraphe de l’article 69 (démission de ministres représentant plus du tiers du gouvernement). Cela démontre qu’aux yeux de l’opposition, l’article 69 constitue une base juridique autrement plus solide que l’incertaine théorie sur laquelle elle a été obligée de se replier et qui est fondée sur l’articulation du paragraphe (j) du préambule et du paragraphe (a) de l’article 95. 5 - Il en va de même pour le paragraphe (a) de l’article 95, qui est tout à fait clair et ne requiert aucune interprétation : la représentation des communautés doit être équitable lors de la « formation » du gouvernement. Le terme « formation » du gouvernement est précis et ne peut sérieusement pas faire l’objet de discussion, surtout qu’il a également été utilisé au paragraphe (b) de l’article 69, ce qui prouve qu’il vise un instant précis, celui de la création du gouvernement, et non pas une période ouverte, c’est-à-dire tout le long de la vie du gouvernement. Là aussi, si l’intention du constituant était d’imposer la représentation équitable des communautés tout le long de la vie du gouvernement et non seulement lors de sa formation, il aurait été aisé de le prévoir dans ce paragraphe (et d’introduire ce cas dans l’énumération de l’article 69). Le paragraphe (a) de l’article 95 impose donc que toutes les communautés soient représentées équitablement lors de la formation du gouvernement sans plus, et aucune interprétation n’est nécessaire pour ce texte clair. Or, il est établi que la formation du gouvernement Siniora répond aux canons du paragraphe (a) de l’article 95. 6 - Pour sa part, le paragraphe (j) du préambule de la Constitution comprend des termes généraux et vagues : ainsi, la notion de « pacte de coexistence » relève plus de la science politique et de la sociologie que du droit, et il ne peut en être fait usage pour écarter l’application de l’article 69 qui est situé dans le corps de la Constitution et comprend une règle de droit. En outre, comment ne pas relever les éléments suivants : Le gouvernement Siniora, qui s’est constitué avec les représentants de toutes les communautés comme le prévoit l’article 95, a fonctionné pendant près de dix-huit mois avec la participation active de tous les ministres, prenant à l’unanimité près de 2 800 résolutions ; l’équité qui a présidé à sa formation ne s’est donc pas démentie durant toute cette période. Sur les milliers de points mis à l’ordre du jour des réunions du Conseil des ministres, il n’y a eu que deux désaccords entre la majorité des ministres et leurs six collègues démissionnaires, et les deux ont porté sur un sujet unique : le tribunal international. Or, la Constitution prévoit, à l’article 65, le mode de résolution de pareils désaccords, à savoir la très démocratique mécanique du vote auquel les six ministres se sont dérobés par deux fois. Les six ministres n’ont pas été révoqués, mais ils ont volontairement démissionné, sans qu’aucune contrainte n’ait été exercée à leur encontre, hormis la « menace » du vote. En outre, leur démission n’ayant pas été acceptée, ils ont toute latitude de réintégrer le gouvernement à tout moment ; d’ailleurs, ils n’hésitent nullement à continuer à exercer, « à la carte », certaines de leurs prérogatives. Enfin, les cinq ministres représentant la communauté chiite n’ont pas démissionné seuls, mais ils ont été imités par un ministre chrétien, ce qui établit que la démission était due à des considérations strictement « politiques » (directement liées à l’opposition au tribunal international) et non point à des considérations « communautaires religieuses ». Ce n’est donc pas de pacte de coexistence qu’il s’agit, mais de choix et d’orientations politiques qui se règlent par recours au vote, faute de quoi l’article 65 qui réglemente le vote au sein du gouvernement est vidé de son sens, un droit de veto est reconnu à chaque communauté en l’absence de tout soubassement textuel et la règle de l’unanimité, inacceptable en démocratie, est substituée à la règle de la majorité pour la prise de certaines décisions. Si cela était l’intention du constituant, il l’aurait expressément prévu à l’article 65 qui réglemente le vote. 7 - La centième et dernière des règles fondamentales, situées au fronton de la Mejellé ottomane et qui font partie du droit positif libanais, interdit de se contredire au détriment d’autrui ; cette règle a été rappelée par la Cour de cassation en 2001 qui l’a directement reliée à la vénérable règle de l’« Estoppel » et au principe général de la bonne foi qui régit tous les domaines du droit. Aucune partie à une relation multilatérale ne peut entreprendre seule des actions de nature à influer sur cette relation dans son ensemble et ensuite se prévaloir de ces actions pour mettre en cause la validité de cette relation. Or, c’est précisément ce que l’opposition a fait : elle a demandé à ses six ministres de démissionner, puis elle a interprété la Constitution à sa guise pour en arriver à alléguer que le gouvernement est démissionnaire en dehors des cas prévus limitativement à l’article 69. 8 - Enfin, comment s’empêcher de constater que, sur cette question, la position de l’opposition est stérile puisque celle-ci ne jouit pas du pouvoir d’interpréter la Constitution et ne peut, en aucune manière, se l’arroger, surtout que, étant partie au débat, elle ne peut pas en être le juge. En cas de conflit, l’interprétation des textes juridiques n’est pas l’œuvre des parties (et certainement pas de la partie qui tente de profiter de ses propres actions), mais celle d’une autorité supérieure. Le mot de la fin revient au Parlement qui représente la « nation entière » aux termes de l’article 27 de la Constitution, la nation étant la source des pouvoirs et détentrice de la souveraineté comme le rappelle le paragraphe (d) du préambule de la Constitution. Le Parlement (et non pas son président, comme celui-ci tente de le faire) devrait donc arbitrer ce débat, ce qui rend encore plus impérative sa sortie du coma forcé dans lequel il végète depuis de longs mois. Nasri Antoine DIAB Professeur à la faculté de droit de l’Université Saint-Joseph, avocat à la cour

En juillet 2005, le gouvernement actuel a été formé sous la présidence de M. Fouad Siniora et la participation de vingt-quatre ministres, dont cinq chiites. En décembre 2005, lors de la discussion du principe de la constitution du tribunal international, les cinq ministres chiites ont « suspendu » leur participation au gouvernement. Onze mois plus tard, lors de la discussion...