Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Opinion Une politique des deux chaises

Échappe-t-on au mouvement de l’histoire ? La réponse cognitive ne fait à l’évidence aucun doute si on admet que, conscient ou non de sa participation au monde, chaque groupe humain est engagé dans une situation spécifique dont les mutations et les dynamiques conditionnent l’action, sinon la perception qu’il en a. Pourtant, au seuil des responsabilités et du devoir, le sens de l’histoire semble encore échapper à certaines consciences politiques et morales libanaises. Que les loyalistes récusent la marche de l’histoire, à l’instar de leurs tuteurs, rien de plus banal. Mais que certaines figures de l’opposition et de la Résistance libanaises s’y trouvent en marge, c’est là chose plus inquiétante. Alors, pour tous ceux qui, sincères ou non, se réclament de l’accord de Taëf comme base politico-juridique pour obtenir l’indépendance, la souveraineté et la libre décision du pays, le poids de la faute tactique, politique et diplomatique – autrement dit de l’analyse d’une situation et des moyens de parvenir à ses fins – sera lourd, très lourd de conséquences. Car, plus que la recherche d’un consensus déjà intrinsèquement fissuré et extrinsèquement soumis à des tensions centrifuges, c’est d’être en phase, en situation avec la nouvelle donne géopolitique proche-orientale et mondiale, qui est aujourd’hui le facteur le plus déterminant pour l’avenir et la pérennité du Liban. À l’heure d’un premier bilan de l’épreuve de force engagée par l’opposition libanaise, un relatif constat d’échec s’impose. En effet, comment expliquer la reconduction de Omar Karamé, le 10 mars 2005, à la tête d’un prochain gouvernement dit d’«union nationale », après avoir cru obtenir sa chute définitive sous la pression populaire, prélude à la formation d’un cabinet neutre jusqu’aux élections législatives ? Comment expliquer le succès politique des impressionnantes contre-manifestations organisées par le Hezbollah les 7 et 13 mars 2005, pour rendre hommage à la Syrie et soutenir sa présence au Liban, après avoir assisté, des semaines durant, à des manifestations quotidiennes de l’opposition, réclamant notamment le retrait des troupes et des services de renseignements syriens du Liban ? Mais enfin, et sans doute surtout, comment expliquer la référence paradoxale à un même texte, l’accord de Taëf de 1989, de certains membres de l’opposition d’une part, des prosyriens d’autre part, et de Bachar el-Assad dans son discours du 5 mars 2005, alors que les lignes de fracture entre ces différentes parties et leurs revendications antinomiques demeurent fondamentalement les mêmes ? Non seulement il y a comme qui dirait un hic quelque part, mais c’est comme si, par successifs pas de valse bien orchestrés, se trouvaient annulées, coup sur coup, toutes les initiatives de l’opposition libanaise. C’est comme si, en somme, le sol des revendications et du combat de cette opposition se dérobait sous ses pieds. Comment est-ce possible ? La réponse réside pour une bonne partie dans la superposition d’une grille de lecture sur une autre, celle historique sur celle politique. Dès lors, les véritables clivages de fond apparaissent au grand jour, dévoilant le décalage entre l’acception historique et l’acception politicienne de la réalité politique libanaise. Effectivement, par un abus de langage, les deux grands pôles de la vie politique libanaise sont actuellement désignés sous les termes d’« opposants » et de «prosyriens ». Or au regard de l’histoire, ces termes, ne correspondant nullement à la réalité de la situation, ne peuvent en aucune manière être retenus, tant il est vrai qu’en temps d’ « occupation » illégitime et illégale d’un pays par un autre, les seuls termes convenables et acceptables sont ceux de « résistants » et de « collaborateurs ». Aussitôt, et à l’aune d’une redistribution sémantique pouvant seule offrir une lisibilité politique saine, stable et clairement identifiable, il voit déjà à quel point les désignations politiciennes sont un leurre, aux implications tangibles recouvrant des situations politiques toujours fluctuantes et sans positions de principe. Ainsi en est-il, par exemple, du cas de Walid Joumblatt et de certains membres de l’ opposition, suite à la démission de feu Rafic Hariri de la présidence du gouvernement. Estimant que le retrait syrien sera total ou ne sera point, ils tiennent un discours unique à géométrie variable. Aujourd’hui encore dans l’opposition, ils pourront d’autant mieux recueillir demain, en cas de retrait total syrien, les bénéfices de la libération, loin des représailles baassistes et jouant de la confusion entretenue entre opposition et résistance. Mais à l’inverse, et en cas de force majeure, ils pourront d’autant plus facilement changer d’attitude qu’ils se seront toujours explicitement opposés à la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’Onu, la seule à enjoindre le retrait total des troupes et des services de renseignements syriens du Liban. À cet égard d’ailleurs, l’ambiguïté maintenue autour d’un revirement possible en vue d’un nouvel axe majoritaire avec la grande, mais non moins menaçante force politique et paramilitaire libanaise prosyrienne, le Hezbollah, n’est-elle pas symptomatique d’une politique des deux chaises ? Persister à croire, dans ces conditions, que la délivrance de l’occupation syrienne au Liban viendra de la seule application des clauses de l’accord de Taëf n’est qu’une pure illusion. Croire en outre que l’accord de Taëf garantira l’unité nationale libanaise, sans rapports de domination d’une majorité collaboratrice sur une minorité résistante, n’en est qu’une plus grande encore. Et croire enfin que ledit accord stipule les mêmes exigences que la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’Onu, ou que celui-là sert d’exutoire tactique aux intérêts stratégiques de celle-ci, soutenue par la communauté internationale, relève à la fois de l’amalgame et de l’anachronisme. Le regain d’intérêt de la communauté internationale pour un Liban indépendant, souverain et libre, manifesté consensuellement dans la résolution 1559 depuis septembre 2004, est quant à lui bien plus conforme au mouvement de l’histoire qui se dessine bon gré mal gré depuis le 11 septembre 2001. C’est dans la dynamique enclenchée depuis cette date par l’intervention internationale en Afghanistan, la chute des talibans, l’intervention américano-britannique en Irak puis la mort de Yasser Arafat, et la tenue d’élections aussi bien en Irak qu’en Palestine, que s’inscrit la résolution 1559 de l’Onu. Et c’est finalement à sa faveur que furent déclenchés le processus et l’espoir tant attendus d’une libération nationale libanaise. C’est donc dans cette dynamique qu’il faut nécessairement et franchement s’inscrire, quitte à durcir l’épreuve de force sur le sol libanais, pour espérer obtenir le résultat escompté. Seul le rapport de force à l’échelon international sera décisif, et il se présente comme suit: la communauté internationale s’appuyant sur la résolution 1559 contre l’axe Syrie-Hezbollah s’appuyant sur l’accord de Taëf. Il appartiendra en définitive à la Résistance libanaise, voire même à l’opposition si elle veut entrer dans l’histoire, de faire pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre. Pierre-Marie Naji EÏD

Échappe-t-on au mouvement de l’histoire ? La réponse cognitive ne fait à l’évidence aucun doute si on admet que, conscient ou non de sa participation au monde, chaque groupe humain est engagé dans une situation spécifique dont les mutations et les dynamiques conditionnent l’action, sinon la perception qu’il en a. Pourtant, au seuil des responsabilités et du devoir, le sens de l’histoire semble encore échapper à certaines consciences politiques et morales libanaises. Que les loyalistes récusent la marche de l’histoire, à l’instar de leurs tuteurs, rien de plus banal. Mais que certaines figures de l’opposition et de la Résistance libanaises s’y trouvent en marge, c’est là chose plus inquiétante. Alors, pour tous ceux qui, sincères ou non, se réclament de l’accord de Taëf comme base...