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Actualités - REPORTAGE

Mohammed Sawwan, le revers triste d’une success story Fuite des cerveaux ? Non, exclusion

Baalbeck, 1967. Jour du certificat. Le petit garçon de dix ans lâche la main de son père, qui l’a accompagné du village, pour courir vite vite vers l’école et grimper les marches quatre à quatre. Le père lui dira plus tard, bien plus tard : « À ce moment, j’ai su que le temps des sacrifices avait sonné pour moi. Car, en courant comme tu l’as fait, comme tu as été le seul à le faire, tu allais aller loin. » Mais quand un enfant peut aller loin, il ne faut pas au loin le laisser s’en aller. – Effectivement, le père, qui avait charge d’une grande famille et peu de ressources, s’est saigné aux quatre veines pour pousser haut le petit. Qui montrait une passion extraordinaire pour l’étude. Au point qu’il restait le nez dans ses livres quand ses frères, ses camarades, ses amis, jouaient, ou partaient à l’aventure dans la nature. En 1975, juste avant les coupures académiques de la guerre, il décroche son bac. Il veut faire médecine. À Beyrouth, ce n’est pas possible. Des relations promettent à son père une bourse pour le Maroc. Mohammed y débarque. Pour apprendre que le piston c’était du bidon. Il n’y a pas de subvention et la fac de médecine est, évidemment, trop chère. D’ailleurs, il doit loger un temps, plusieurs mois, chez une généreuse famille d’accueil. Son père peut à peine subvenir à sa subsistance, du reste famélique. Côté études, il déniche un créneau accessible, l’électronique des maths, ou l’inverse. Pour garder ses neurones en forme. Parce qu’il n’a pas renoncé à faire médecine. Il se plonge d’ailleurs dans les ouvrages spécialisés. Mais l’année suivante, même déconvenue : toujours une promesse de bourse, et toujours rien. Il fait donc ses trois années réglementaires pour retourner avec un diplôme. Au pays, il veut travailler et étudier. Il lui faut un permis de la corporation, qui refuse, car ses bagages ne sont pas suffisants pour un titre d’ingénieur. On se trouve en pleine guerre. Pour la formation qu’il a reçue, pas d’emploi. Et pas moyen de payer des études. L’État est en déroute. Les autres mini-États préfèrent investir sur les armes ou les trafics que sur les cerveaux. – Pas du tout comme au Vietnam qui, dans les années soixante, tout en se battant, envoyait dans les pays de l’Est des jeunes de toutes qualifications préparer l’avenir, en se spécialisant. Ce qui signifie, pour le fond, que lorsqu’un pays veut surnager et avancer, il lui faut se fonder sur une solide conscience politique. Concept que l’on a généralement fait passer, comme un bébé, avec l’eau du bain, à la mort des idéologies, à cause de leurs dérives. – Un jour, la Providence intervient. Au cours d’une millième porte tapée, une clé de sortie. Pour le Canada. Mohammed y arrive par moins 40 degrés. Sans préparation aucune. Pour lui, la neige, c’était jusque-là une joie d’enfance. Il découvre qu’elle peut être aussi cause de souffrance. Et d’un rythme de vie pénible. Il s’acclimate. Et suit, à l’université de Laval d’abord, dans deux autres institutions relevées ensuite, des études poussées. Dans une branche ultramoderne : l’application technologique à la biologie médicale. C’est-à-dire toute la palette de la machinerie électronique indispensable à la médecine de pointe, comme l’IRM, le scanner, le laser etc. Mohammed engrange les degrés au fil des années et dépasse de loin le top niveau du Phd. – Bien entendu, il n’a pas tardé à enseigner, à Laval ou ailleurs. Il reste cependant logé dans un foyer d’étudiants. Un soir, il écoutait une chanson de Feyrouz. Curieuse, une jeune Québécoise vient lui demander ce que c’est. D’explications en échanges culturels, ils se marient. Elle apprend l’arabe, porte le voile. Ils auront cinq enfants. Régulièrement, par paire, Mohammed les envoie pour l’été au Liban. D’ailleurs, à la maison, il ne leur parle que l’arabe. Il veille sur leurs études, qui s’avèrent prometteuses. Et, pour dire combien cet homme est attentif, il s’est fait enseigner par sa mère la cuisine traditionnelle de notre pays, pâtisserie comprise. Quand il a le temps, surtout les jours fériés, il se met aux fourneaux. Pour que sa petite famille n’oublie pas le goût, la saveur, de chez nous. Mais, il le sait, le lien ne peut que se distendre à la longue. Il espère cependant que ses enfants, ou au moins une partie d’entre eux, feront le chemin inverse et reviendront s’installer au Liban. Sans trop y croire. Car il est bien placé pour savoir que ce pays, accueillant pour l’étranger, est négligent envers ses propres enfants. Comme le déplore Jacques Sarraf, ancien président des industriels. Mohammed Sawwan, on le sait, est devenu une célébrité mondiale. Il est le moteur principal d’une équipe qui redonne la vue à tout aveugle ! Par une combinaison de micro-caméra reliée à un processeur électronique implanté dans le cerveau. Mais cette prodigieuse invention n’est finalement pas libanaise ni arabe. Parce qu’ici ou à la Ligue (le fameux Alisco n’a jamais rien fait pour Sawwan), les savants en herbe, on leur coupe l’herbe sous les pieds. Et quand certains d’entre eux arrivent à marcher, c’est pour aller se vendre sur d’autres marchés. Jean ISSA

Baalbeck, 1967. Jour du certificat. Le petit garçon de dix ans lâche la main de son père, qui l’a accompagné du village, pour courir vite vite vers l’école et grimper les marches quatre à quatre. Le père lui dira plus tard, bien plus tard : « À ce moment, j’ai su que le temps des sacrifices avait sonné pour moi. Car, en courant comme tu l’as fait, comme tu as été...