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Actualités - REPORTAGE

Vingt-six ans après, la disparition de l’imam continue de mobiliser les foules Moussa Sadr, une énigme policière sur fond politique (photos)

Le 31 août 1978, l’imam Moussa Sadr, véritable père fondateur de la communauté chiite libanaise en tant que groupe politico-social, disparaissait à Tripoli, qu’il visitait dans le cadre d’une tournée arabe pour expliquer les réalités libanaises. Ce jour-là, et alors qu’il était en Libye depuis le 26 août sur une invitation personnelle du colonel Kadhafi, les témoins l’ont vu sortir de son hôtel al-Chate’e avec ses deux compagnons, cheikh Mohammed Yacoub et le journaliste Abbas Badreddine, mais ils ne l’ont jamais vu revenir. Ses affaires et ses bagages ont été retrouvés à Rome dans un hôtel près de l’aéroport mais, selon l’enquête menée par les autorités italiennes, l’imam et ses compagnons ne seraient jamais arrivés à Rome, leurs bagages ne s’y trouvant que pour lancer les enquêteurs sur une fausse piste. Depuis, ce terrible contentieux empoisonne les relations entre le Liban et la Libye, le colonel Kadhafi n’ayant jamais voulu reconnaître que l’imam a disparu sur son territoire. Cela ne l’a pas empêché de proposer à plusieurs reprises un règlement de « l’affaire », par le biais d’émissaires dépêchés à Beyrouth, à Damas, mais aussi à Téhéran. Les contacts n’ont jamais abouti, car la famille de l’imam, ainsi que le président de la Chambre, Nabih Berry, qui se veut son héritier politique, n’ont jamais voulu accepter les arrangements financiers qui leur étaient proposés. Ils exigent, avant tout, la vérité sur la disparition de l’imam et « une reconnaissance de la culpabilité du responsable libyen, au lieu de ce déni constant qui ressemble à une insulte ». En attendant, le mouvemem Amal, fondé par l’imam, est devenu une véritable institution de la communauté chiite libanaise. Et ce mouvement organise chaque année un grand meeting à l’occasion de sa disparition, pour que sa cause ne meure pas. Et si ce meeting est perçu par certains comme l’occasion d’une récupération politique, il a le mérite de maintenir la mémoire de l’imam vivante dans tous les esprits. Ses portraits ornent de nombreux villages et villes du pays, et même les nouvelles générations peuvent l’identifier. Sans trop connaître les idées qu’il a défendues. C’est pour que celles-ci continuent d’exister que la famille de l’imam se bat aujourd’hui. Car Moussa Sadr est bien plus que des portraits et une figure prestigieuse, c’est aussi une vision humaniste de la politique et du rôle de l’homme dans le pays du Cèdre. Une vision qui, hélas, fait défaut à la plupart des chefs de file actuels. RENCONTRE - La sœur de Moussa Sadr s’occupe de la fondation et de problèmes sociaux et éducatifs Rabab Sadr : « La disparition de l’imam arrangeait tout le monde » Elle a dans les yeux une tristesse infinie, et ce n’est pas seulement parce qu’elle vient de perdre sa sœur. Son débit calme et son visage lisse cachent mal la souffrance subie et la peine face à ce qui se passe. Mais Rabab Sadr a décidé de ne jamais parler de ce qui reste pour elle une blessure qui ne se cicatrisera jamais. C’est délibérément qu’elle se cantonne dans le rôle d’une femme impliquée dans le travail social et éducatif alors que rien n’échappe à son regard vigilant, sous le masque de douceur. Depuis la disparition de son frère, l’imam Moussa Sadr, elle a consacré sa vie à la fondation qui porte son nom. Et son souci principal est que les jeunes Libanais puissent s’imprégner de sa vision humaniste. Presque frêle dans ses habits noirs de deuil, Rabab Sadr parle d’un ton apaisant qui tranche avec la cacophonie ambiante. Pour elle, le fait que 26 ans après la disparition de Moussa Sadr l’affaire reste aussi présente dans les esprits prouve surtout la fidélité des Libanais à l’imam. « Et puis, cette affaire a provoqué un véritable sentiment d’injustice, à cause de son atteinte flagrante à la liberté de l’homme. On ne peut pas l’évoquer sans éprouver de la révolte », souligne-t-elle. Mais si on connaît tous les détails qui ont précédé la disparition de l’imam, on ne comprend toujours pas pourquoi on a voulu le faire disparaître... « Il faut essayer de se rappeler le rôle de l’imam, déclare Mme Sadr. À l’époque, la guerre battait son plein et Moussa Sadr y était violemment opposé. Il voulait l’arrêter et rejetait les divisions entre chrétiens et musulmans. Pour lui, ce sont les fils d’un même peuple. Il rencontrait les différentes parties libanaises et des personnalités arabes pour développer sa théorie. Car il savait aussi que des mains étrangères utilisaient le Liban pour leurs propres règlements de compte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il avait entamé une tournée arabe. Il a ainsi rencontré le président algérien de l’époque, Hawari Boumediene. Le rendez-vous était prévu pour un quart d’heure et il a duré quatre heures, le président algérien emmenant l’imam vers un salon privé, au décor purement arabe. C’est au cours de cet entretien et parce que les thèses de l’imam l’avaient séduit, qu’il lui demande s’il peut lui prendre un rendez-vous avec “ son frère ” le colonel Kadhafi, afin qu’il lui explique la réalité libanaise. L’imam accepte car, pour lui, la cause libanaise primait tout et le colonel payait beaucoup d’argent aux partis de gauche sous prétexte que les musulmans se faisaient massacrer par les chrétiens. Le colonel lui adresse une invitation. Une fois sur place, la famille n’a plus eu de ses nouvelles, contrairement à son habitude. Nous avons su par la suite qu’il avait essayé de demander une communication avec la France pour parler avec sa femme qui était malade. Mais il n’a jamais pu l’obtenir. Nous sommes sûrs que c’est là qu’il a disparu, car nous avons recueilli les témoignages de certaines personnes qui étaient à l’hôtel. Le 31 août, il avait donc un rendez-vous avec Kadhafi et il n’en est jamais revenu. » Selon Rabab Sadr, en 1978, l’État libanais était en situation d’effritement et ses moyens étaient limités. Mais par la suite, lorsque l’État a recouvré son autorité, plus rien n’a été fait pour tenter de connaître la vérité sur la disparition de l’imam. « C’est nous qui avons tout fait pour activer le procès », précise Mme Sadr, qui refuse d’imputer la responsabilité de l’inaction de l’État au seul chef du mouvement Amal et actuel président de la Chambre depuis douze ans. « Tout le monde est responsable. Pas seulement M. Berry », dit-elle. Après la justice libanaise, les instances internationales Selon elle, les contacts politiques n’ont donné aucun résultat. Pourtant le président iranien, Mohammed Khatami, avait envoyé un émissaire auprès du colonel Kadhafi. En vain. Ce dernier a toujours refusé d’aborder cette question. C’est pour cette raison que la famille a pensé obtenir gain de cause par les voies judiciaires. Et une fois qu’elle aura en main une condamnation claire du colonel libyen de la part de la justice libanaise, elle s’adressera aux instances judiciaires internationales. Mme Sadr est consciente qu’au fond, personne n’a réellement intérêt à ce que l’imam revienne. « Chacune des parties voulait poursuivre son projet destructeur pour le Liban, affirme-t-elle. Sa disparition les arrangeait. Les grandes causes nécessitent de grands hommes, mais en avons-nous encore pour défendre celle de l’imam ? Quand je pense que pour Marie Moarbès (la touriste libano-française enlevée à Jolo et relâchée en Libye), un ministre s’est rendu deux fois à Tripoli, alors que pour l’imam aucune démarche sérieuse n’a été entreprise ». Pourtant, à plusieurs reprises, la Libye a proposé des arrangements et le refus est toujours venu du Liban ? « Nous étions obligés de refuser, car ce que proposaient les Libyens était inacceptable », précise Mme Sadr. Kadhafi a-t-il proposé de l’argent ? « À moi ? Il n’oserait pas, souligne-t-elle. Par contre, j’ai reçu des menaces. Même récemment, de la part d’un groupe qui se fait appeler “ Les fedayins de Kadhafi”. D’ailleurs, il ne cache pas ses intentions. On m’a même dit que j’étais sur la liste des personnalités dont il voulait se débarrasser. Mais toutes ces pressions ne nous feront pas changer d’avis. Nous voulons connaître la vérité. C’est pourquoi notre seule voie est l’option judiciaire. Le parquet libanais a émis des mandats d’arrêt à l’encontre de Kadhafi et de 26 autres personnalités libyennes qui ont toutes fait des déclarations sur l’imam. Nos avocats ont tout retrouvé et elles se trouvent dans le dossier qu’ils ont présenté à la justice libanaise. » « J’ai refusé les portefeuilles ministériels » Outre la plainte, c’est la Fondation Moussa Sadr qui occupe le temps de Rabab Sadr. Elle veille religieusement à la publication des écrits et de la pensée de l’imam, et a même ouvert un site Internet dans ce but. Mais elle s’occupe aussi de l’éducation des jeunes et entreprend un travail social considérable, dans le cadre des dispensaires de la fondation. Elle dirige aussi un centre d’études et de recherches relevant de la fondation, pour expliquer la pensée de l’imam. Selon elle, le financement de tous ces projets est assuré par les dons de citoyens qui sont restés fidèles à l’imam. Mme Sadr confie qu’à plusieurs reprises, des portefeuilles ministériels lui ont été proposés, ainsi que sa candidature aux législatives, mais elle a toujours refusé car ainsi elle se sent plus libre. D’ailleurs, aussi bien elle que les membres de la famille de l’imam fuient la politique. « Je ne pense pas que nous ayons une place dans ce climat peu encourageant », affirme-t-elle. Elle a pourtant des idées, notamment pour la crise économique et celle du chômage, les problèmes d’hospitalisation. « Ici, on ne se soucie malheureusement que des apparences, déclare Mme Sadr. Je trouve que la situation générale empire et aucun responsable ne remplit réellement son rôle. » Selon elle, si l’imam revenait aujourd’hui, il la féliciterait, elle ainsi que le reste de la famille, pour n’avoir pas participé à la vie politique. D’ailleurs, chaque année, Mme Sadr s’arrange pour ne pas être présente au meeting de commémoration de la disparition de l’imam. Elle est consciente des tentatives de récupération et ne veut rien avoir à faire avec tout cela. « Nous ne lisons pas dans le même livre », se contente-t-elle de déclarer. Rabab Sadr n’en dira pas plus. Et si elle n’en pense pas moins, on ne le saura jamais. Et si son plus grand calvaire était justement ce silence qu’elle s’est imposé, pour rester fidèle à l’imam, son frère, en se tenant au-dessus de la mêlée ? Scarlett HADDAD Un imam humaniste avant tout Originaire de Jabal Amel (Liban-Sud), l’imam Moussa Sadr est né à Qom le 4 juin 1928. Il poursuit ses études dans cette ville sainte et entreprend des études de droit à Téhéran. Il parfait ses connaissances religieuses dans l’autre ville sainte du chiisme, à Najaf, en Irak. Sa première visite au Liban remonte à 1955, pour rencontrer la branche libanaise de sa famille, et il réside alors chez le chef spirituel de la communauté chiite, sayyed Abdel Hussein Charafeddine. Il revient en 1957, avant de rentrer définitivement en 1959, après la mort du sayyed qui lui avait demandé de prendre la relève. Moussa Sadr s’installe à Tyr, mais très vite ses activités et son aura s’étendront au-delà des limites de la ville côtière. En août 1966, il propose une structure pour la communauté chiite libanaise, qui en était jusque-là dépourvue, et ce n’est qu’en 1967 que le Parlement vote le projet de loi pour la création du Conseil supérieur chiite. Il en est élu président le 23 mai 1969. En mai 1974, au cours de meetings qui regroupent près de 150 000 personnes, il annonce la création du Mouvement des déshérités et milite pour la reconnaissance du problème du Sud, soumis aux agressions israéliennes. Dès le début de la guerre, il cherche à la juguler et surtout ne veut pas qu’elle prenne un aspect confessionnel. C’est d’ailleurs cette détermination qui serait la cause de sa disparition, le 31 août 1978. L’imam a laissé de nombreux écrits et ouvrages destinés à développer une vision humaniste et moderniste de l’islam. Mais ce spécialiste en religion avait aussi des idées sur l’économie, la politique et le social. C’est un véritable mode de vie qu’il a proposé aux Libanais, où le spirituel a la part belle et dont l’entente, la fraternité, la tolérance et l’ouverture à l’autre sont les principaux piliers. Si l’imam n’avait pas disparu, beaucoup de drames auraient sans doute pu être évités. La procédure judiciaire Après une rapide enquête menée juste après la disparition de l’imam Moussa Sadr, les autorités libanaises ont clos le dossier, faute d’éléments. La procédure judiciaire n’a été réactivée qu’en 2001, lorsque la famille de l’imam a chargé de nouveaux avocats, MM. Fayez Hajj Chahine et Chebli Mallat, de défendre ses intérêts. Un dossier a été établi, truffé de témoignages et de documents. Il a été remis au parquet qui l’a transmis au juge d’instruction chargé de l’affaire. Mais M.Tarabay Rahmé s’est dessaisi et c’est le juge Souheil Abdel Samad qui est désormais en charge de l’instruction. Il reste que le rebondissement le plus spectaculaire a été les mandats d’arrêt émis à l’encontre du colonel Kadhafi lui-même et de 26 personnalités libyennes impliquées de près ou de loin dans la disparition de l’imam. Le procureur général près la Cour de cassation, M. Adnane Addoum, a même convoqué le chef de la Jamahirya devant la justice libanaise, provoquant l’ire du colonel qui a aussitôt menacé le Liban de ses foudres. Le président iranien, Mohammed Khatami, proche par alliance de la famille Sadr, a aussitôt salué l’initiative, dans l’espoir d’augmenter les pressions sur le colonel et de le pousser à ouvrir, enfin, franchement ce dossier. Mais des milieux bien informés estiment que cette affaire n’aura pas de suite pour l’instant, car elle est bien plus spectaculaire que concrète. Simplement, la mise en cause de plus en plus flagrante du colonel Kadhafi dans cette affaire pourrait accélérer le processus...
Le 31 août 1978, l’imam Moussa Sadr, véritable père fondateur de la communauté chiite libanaise en tant que groupe politico-social, disparaissait à Tripoli, qu’il visitait dans le cadre d’une tournée arabe pour expliquer les réalités libanaises. Ce jour-là, et alors qu’il était en Libye depuis le 26 août sur une invitation personnelle du colonel Kadhafi, les témoins...