Rechercher
Rechercher

Actualités

EN DENTS DE SCIE Une vie de nomade

Vingt-neuvième semaine de 2004. Comme des agnelles dans un monde de loups. Comme des filles pourtant nubiles mais que le terrifiant divorce de leurs tuteurs affole, déséquilibre, amène puis ramène, à chaque fois n’importe comment, pour n’importe quoi. Et pour elles, encore une fois, ce sera la terrible, la vertigineuse épreuve de l’ombre, du placard, de l’oubli, comme si elles étaient de celles qui pouvaient vivre sans être vues, dévisagées, scrutées ; sans soleil, lune ou réverbères. Une bad end en grande vadrouille. Criblées de balles, truffées de schrapnells comme autant de traces heureusement indélébiles d’une varicelle-malédiction, fanatismes ou guerre des autres, les statues des Martyrs étaient en réfection depuis huit ans et auraient dû retrouver leur espace, leur sweet home, leur oxygène, depuis bien longtemps. Même si le retard pris dans leur restauration, quelles qu’en aient été les raisons, techniques ou politiques, ne détonne finalement en rien dans la gestion ultravelléitaire et cacophonique du pays. Grâce aux efforts conjugués d’une municipalité beyroutine fortement imprégnée de l’esprit Koraytem et du Premier ministre, ces objectrices de conscience ont réintégré leur place natale. Mais jetées. Avachies. Abandonnées, presque nues. Privées du piédestal qui sied aux déesses que l’on touche des doigts, des yeux, que l’on prie pour que « plus jamais... » Statues sans socle, défigurées, spoliées, dénaturées, comme justice sans tribunaux, mosquées et églises sans porte d’entrée, État sans nation, président sans popularité, mémorial mutilé. Il y a, bien sûr, des urgences bien plus graves qu’il est impératif de pallier pour redonner au Libanais sa sérénité, sa tranquillité, mais, à attendre (près d’une décennie) pour attendre, une grande partie des citoyens aurait volontiers préféré patienter quelques heures, quelques semaines – le temps de restaurer, réinventer, assurer ces socles – avant que de se retrouver les yeux dans son histoire. Sa mémoire. Revenu de ses vacances – il n’était donc pas présent au cours de leur inauguration –, Émile Lahoud n’a pas beaucoup attendu, non plus, pour ordonner à l’armée de les arracher de nouveau aux yeux du monde, et ne les ramener que lorsque le socle serait sculpté. La veille pourtant, Rafic Hariri s’était employé à scander une promesse : les travaux se poursuivront nuit et jour jusqu’à ce que le monument trône de nouveau au cœur de la capitale. Vingt-neuvième semaine de 2004. Qu’ils soient, pour l’un comme pour l’autre des deux hommes, de bonne guerre, ces jeux de cour de récréation ne justifient en rien ni n’excusent ce nouvel avatar de l’outrancière guérilla à laquelle se livrent les deux pôles de l’Exécutif, à quelques enjambées de l’élection présidentielle. Et comme tous les prétextes sont bons, de part et d’autre, pour marquer des points, il ne restait, après le cellulaire, les swaps, Sannine, les écoles, la dette publique, le palais des Congrès, le code de procédure pénale, les prérogatives diverses et variées, la couleur du cheval blanc, l’âge du capitaine et tout le reste, il ne restait donc pratiquement plus que la mémoire collective d’un peuple courbé qui n’ait pas encore été récupérée. Surtout que cette mémoire collective, n’étaient-ce certains individus et autres ONG, n’a jamais été au cœur des priorités des gouvernants successifs. Qui se sont infatigablement relayés pour la laisser en friche, l’ignorer, l’oublier dans un cagibi humide comme une arrière-tante cacochyme et alzeihmérienne qui embarrasse, gêne et alourdit – sauf quand cela servait, d’une manière ou d’une autre, leurs intérêts respectifs, leurs pulsions démagogiques. Des gouvernants qui ne se rendaient même pas compte à quel point cette mémoire collective est l’antidote idéal, nécessaire et suffisant, contre le poison d’hier. Surtout quand elle dépasse les mots, la théorie, les slogans et les leçons souvent trop sèches, trop roides, pour s’incarner dans des statues. Dans l’image, le vivant, le palpable et le sédentaire. Z.M.
Vingt-neuvième semaine de 2004.
Comme des agnelles dans un monde de loups. Comme des filles pourtant nubiles mais que le terrifiant divorce de leurs tuteurs affole, déséquilibre, amène puis ramène, à chaque fois n’importe comment, pour n’importe quoi. Et pour elles, encore une fois, ce sera la terrible, la vertigineuse épreuve de l’ombre, du placard, de l’oubli, comme...