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Actualités - OPINION

Hibernatus

Il est parfois certains cadavres qu’il faut bien se résoudre à aller déterrer, à seule fin de s’assurer que la partie est jouée. Qu’ils sont à jamais hors d’état de nuire. Le défunt – ou tenu pour tel – de notre histoire est ce décret gouvernemental remontant au mois d’octobre dernier et portant adhésion du Liban à l’Isesco, l’équivalent islamique de l’Unesco. Cette organisation fait de l’islam la base et la référence du système éducatif, de même que la source d’inspiration de la production intellectuelle, scientifique, artistique et culturelle. Le décret numéro 11260 arborant les signatures du chef de l’État, du président du Conseil et des ministres des Affaires étrangères, des Finances, de la Culture et de l’Éducation devait être soumis au vote de la Chambre des députés, si l’émoi qu’il a fini par susciter n’avait contraint les responsables à freiner en catastrophe : la seule victime de l’arrêt brutal étant finalement, nous assurent-ils, le décret lui-même, puisqu’il est pratiquement retiré de la circulation. Frigorifié, gelé, noyé dans les limbes de l’oubli. La tombe de l’histoire n’est autre que le tiroir aux affaires escamotées et classées du président de l’Assemblée nationale Nabih Berry. Car répondant à une pressante (et plutôt tardive) requête du président Émile Lahoud, fermement relancé lui-même à ce sujet par le patriarche maronite le cardinal Sfeir, le tout-puissant maître de l’Étoile a charitablement dessaisi les commissions parlementaires de ce décret pour le remiser d’autorité dans ses archives personnelles. Le hic de l’histoire, c’est qu’on cherchera en vain dans tout cela un quelconque constat de décès : si bien que cette ahurissante mort clinique reste finalement tributaire des humeurs du bon docteur Berry qui, pour louable que soit son geste, a saisi au bond l’occasion de se décerner le beau rôle, celui de providentiel sauveur d’un État confus, embarrassé et contrit. Il reste que M. Berry pourrait se raviser un jour, s’il y trouvait matière à quelque manœuvre politique. Et puis nul n’étant éternel même l’inamovible M. Berry, il pourrait prendre fantaisie à son successeur d’entreprendre des fouilles dans les sombres cryptes de l’Assemblée. Il devient impératif dès lors que le gouvernement récupère le décret litigieux en invoquant ne serait-ce qu’un complément d’examen (mais y a-t-il jamais eu début d’examen ?), tant ses implications menacent les fondements et l’essence mêmes du Liban. Ce décret, il convient de l’annuler promptement dans les règles pour cause de non-conformité avec l’esprit et la lettre de la Constitution, point à la ligne. Ramenez ce mort vivant au conseil des ministres et finissez-en, de grâce, pour ne pas vous voir accuser un jour d’avoir fabriqué une fatale bombe à retardement : cette exigence, la foi dans le Liban de tous, commande qu’elle ne soit pas l’exclusivité du patriarche Sfeir, du Bloc national ou de la Ligue maronite, mais qu’elle reflète aussi la franche et publique conviction de nos compatriotes musulmans. Car ce qui est en question, ce ne sont pas bien sûr les trésors culturels de l’islam. De même, on n’ira pas faire reproche de leur démarche aux États membres de l’Isesco dans la mesure, du moins, où leurs populations, le plus souvent homogènes, y souscrivent elles aussi malgré les risques de rupture avec la modernité qu’implique nécessairement tout système théocratique. Il reste, et cela n’importe quel bambin de chez nous le sait parfaitement bien, que le Liban n’est pas un pays islamique, pas plus d’ailleurs qu’il n’est chrétien. Que la liberté d’éducation y est aussi sacrée que celle de croyance, comme dûment précisé dans la Constitution. Et que c’est précisément cette variété de cultures qui fait sa richesse, son statut unique et irremplaçable, sa raison d’être. Nous ne croyons pas un seul instant que dans cette malheureuse affaire il y ait eu malveillance caractérisée. Les responsables ne sont pas tous des lumières, c’est vrai, mais il leur eut fallu atteindre des sommets de stupidité pour imaginer qu’il suffisait d’un trait de plume pour défaire de la sorte le tissu libanais. Il y a pire que la mauvaise foi cependant, et c’est le désintérêt, la négligence, la légèreté, l’imprévision, le règne de la routine : toutes ces calamités se conjuguant pour faire passer comme une lettre à la poste un projet aussi explosif. Nul, apparemment, n’a songé à y opposer une fin de non-recevoir. Nul ne s’est donné la peine de lui accoler pour le moins les réserves d’usage, comme ce fut le cas pour l’adhésion à l’Alesco, l’Unesco arabe, dont la charte renfermait elle aussi des dispositions peu compatibles avec la formule libanaise. Tout au plus (et cela plus d’un des ministres signataires nous l’a affirmé !) a-t-on compté sur la longue tradition des résolutions demeurées invariablement inappliquées en se promettant, avec un bel optimisme, d’éluder plus tard les engagements contractés sans avoir dû, pour autant, mécontenter personne... Comme toute histoire, celle-ci a une morale et elle est bien triste : pour les hommes qui nous gouvernent, il existe deux sortes de dossiers. Ne sont dignes de leur(s) intérêt(s) – et de leurs empoignades, même si elles conduisent à paralyser le fonctionnement étatique – que ceux qui procurent richesse ou influence : privatisations, marchandages électoraux, nominations, c’est le fric ou la frime. Et si possible les deux ensemble, tout le reste ne valant visiblement pas que l’on s’y use les neurones. Que voulez-vous, la faillite est générale et on fait les économies que l’on peut.
Il est parfois certains cadavres qu’il faut bien se résoudre à aller déterrer, à seule fin de s’assurer que la partie est jouée. Qu’ils sont à jamais hors d’état de nuire.
Le défunt – ou tenu pour tel – de notre histoire est ce décret gouvernemental remontant au mois d’octobre dernier et portant adhésion du Liban à l’Isesco, l’équivalent islamique de...