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REGARD - Nayla Dabaji : « Latentes communications », installation Le temps des incertitudes

Certes, il s’agit d’un projet de diplôme universitaire qui ne préjuge en rien de l’avenir artistique de son auteur. Son intérêt est d’être représentatif d’une nouvelle façon d’aborder l’expression artistique qui se développe depuis quelques années dans les écoles des beaux-arts et les facultés d’arts graphiques (design). Loin des moyens traditionnels des arts plastiques, elle mobilise tout un ensemble d’outils : la photographie, la vidéo, la prise de son, la scénographie, l’éclairage, le traitement informatique, le multimédia et ses innombrables possibilités, la fabrication d’objets, et, accessoirement, le dessin, la peinture, la sculpture devenus marginaux. Le tout présenté en installation à plusieurs volets sollicitant un nouveau genre de disponibilité, d’attention, d’implication et de participation de la part du spectateur transformé en protagoniste, héros,victime, bourreau, maître ou esclave d’un dispositif souvent dénué de sens assignable qui le piège dès qu’il consent à jouer le jeu.

Le zigzag du visiteur
La complexité des installations est souvent telle qu’il est quasi impossible, sans passer un temps considérable à les explorer, d’en faire le tour complet, d’en épuiser les diverses facettes. Ce qui les laisse ouvertes à toutes sortes de combinaisons, de parcours ordonnés et de sauts désordonnés. Le zigzag du visiteur figure topographiquement la perplexité sur le monde, la vie, l’identité, l’altérité, la solitude, le moi, la communication et son défaut, le temps, l’action, la connaissance et la mort qui est souvent le contenu flottant de ces machines tarabiscotées, tourmentées et tourmenteuses. Ce n’est qu’au bout du parcours, souvent marqué d’impatiences réitérées – le visiteur est supposé disposer d’un temps infini – que l’image globale, l’idée de départ et la finalité ultime, toujours ambiguë, finissent par émerger. Souvent elles feraient mieux de rester immergées.

Un effet de nulle part
Nayla Dabaji photographie des jeunes de sa génération dans leurs chambres respectives, le visage cagoulé ou non de sacs en plastique transparent, le dos au mur nu dans des décors décalés qui font un effet de nulle part, de non lieu, d’espace informe sans ancrage accentué par la tonalité bleue (déprime et compagnie) de l’image rendue étrange par sa banalité et sa neutralité intentionnelles. Elle les filme dans un interminable plan-séquence sur un hall où 14 actants se couchent, se lèvent, se déplacent pendant trois heures sans s’adresser la parole. Un CD de 50 minutes enregistre des réponses à une question sur les réactions à l’impossibilité de communiquer ou d’établir la communication, par exemple entre des personnes qui se rencontrent pour la première fois. Les textes sollicités évoquent la crainte de la mort, la confusion d’identité, la solitude, le besoin de reconnaissance, le déracinement, l’attente d’on ne sait quoi, la rupture de communication par saturation ou pénurie, excès ou défaut.

Reproduire le système
Est-ce l’ethos ou l’éthique de toute une génération que traduit ce travail collectif où Nayla Dabaji s’efface dûment devant ses sujets et leurs productions, évitant toute touche personnelle et tout mouvement de caméra, comme si elle cherchait à laisser émerger à travers elle, en tant que médium, une réalité qui serait là, prête à être « objectivement » enregistrée ? Mais c’est une réalité fabriquée comme le sont toutes les « réalités ».
Les jeunes qui se disent si désabusés, déconnectés, incapables de communiquer communiquent en fait fort bien dans leurs poses comme dans leurs proses, souvent avec pas mal de distance envers soi, d’auto-ironie et de talentueuse branchitude. Quant aux états d’âme, rien de nouveau sous le soleil : toutes les générations précédentes les ont ressentis plus ou moins, selon les circonstances sociales et historiques du moment. Chaque génération se croit sacrifiée, perdue, révoltée, à la dérive avant de finir par s’inscruster dans le système et le reproduire, souvent en plus conservateur, contraignant et répressif.

Une fenêtre omniprésente
Bien que le mal-être puisse n’être que du théâtre, du prêt-à-porter à la mode, ce qui démarque le plus cette génération c’est sans doute la perte du centre, du sens, des valeurs, des causes pour lesquelles se passionner et se battre (il n’en manque pourtant pas dans la vague de mondialisation actuelle pour qui veut bien cesser de voyager autour de sa chambre et de tourner autour de soi). La perte, aussi, du sentiment de stabilité du monde, de l’adhérence à l’être, de la jouissance d’être soi, bien dans sa peau et sa chair, ses plaisirs, ses travaux, ses repos, ses mouvements, ses relations, sans complexes, sans questions, sans arrière-pensées.
Toutes choses que célèbre, justement, la peinture de la mère de Nayla Dabaji, Mona Trad-Dabaji : femmes épanouies, sensuelles, à l’aise dans leurs corps plantureux, leurs travaux domestiques à la ville et à la campagne, leurs repos actifs (lecture, narguilé…), dans une fête de couleurs joyeuses, éclatantes et contrastées, et d’amples graphismes. Une fenêtre omniprésente s’ouvre sur la beauté du monde et l’enchantement de la nature.

Un monde pourri
Cet univers maternel de bonheur, idéal à force d’harmonie et de consonance, n’est sans doute pas plus « réel » que l’univers de malaise de la fille. Le regard pétillant de l’une compensait les horreurs de la guerre (elle n’a pas manqué d’en peindre les dégâts) en leur substituant les délices imaginaires d’une utopie folklorisante, l’évocation en tout cas d’un Liban perdu ou en voie de l’être par la folie destructrice des pères. Le regard morne de l’autre prend ces mêmes pères à partie et les apostrophe : « Quel est donc ce monde pourri que vous nous léguez ? ».

Un entre-deux précaire
Ce que la mère dissimulait derrière des décors enjolivés, dans une détermination positive de tout voir en technicolor, la fille l’affronte en noir et blanc ou plutôt en gris à travers ses interrogations et celles de ses camarades qui n’arrivent pas encore, comme c’est normal dans leur situation, à trouver et à définir leur place au sein du corps social qui reste hors cadre, en marge de l’image, à l’instar des meubles de leurs chambres aux fenêtres closes. Ils sont assis entre deux portes, deux tables, deux prises électriques, dans un entre-deux précaire qui dit bien leur statut transitoire d’étudiants (qu’ils évoqueront plus tard avec nostalgie) avant qu’ils ne finissent par rejoindre le camp des maîtres auquel apparemment ils appartiennent par héritage de classe, malgré leurs réserves, leurs objections, leurs contestations et leurs hésitations actuelles. Le tout est de savoir combien de temps dureront les incertitudes de l’adolescence. (Galerie Fennel).

Joseph TARRAB
Certes, il s’agit d’un projet de diplôme universitaire qui ne préjuge en rien de l’avenir artistique de son auteur. Son intérêt est d’être représentatif d’une nouvelle façon d’aborder l’expression artistique qui se développe depuis quelques années dans les écoles des beaux-arts et les facultés d’arts graphiques (design). Loin des moyens traditionnels des arts...