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REGARD - « Qissat Hob », affiches du cinéma arabe Dominante dans l’imaginaire

Cela va de soi: le cinéma «arabe» du vingtième siècle s’est limité, à toutes fins utiles, pendant des décennies, au cinéma égyptien produit en studio au Caire ou dans de spectaculaires décors naturels, le désert, les palmeraies des oasis, le Nil et ses berges, la campagne égyptienne, le delta et les vestiges archéologiques.
En matière de cinéma, l’Égypte fut bien «oum el-dounia», dans un sens plus généreux et plus pacifique que la funeste «oum el-maarek». Lorsque le cinéma libanais voulut, bien tardivement, franchir les frontières nationales, il fut obligé d’adopter le pittoresque accent égyptien avec son pétillant rythme élocutoire (un accent, dirait-on, de tout temps destiné à conférer un irrésistible attrait à n’importe quel discours ou dialogue) pour se faire entendre et accepter par les masses populaires arabes, cinéphiles par nécessité, le cinéma étant à peu près leur seule possibilité de distraction à bon marché et leur seule fenêtre sur autre chose que leur misérable quotidien.

Au second degré
D’où l’hégémonie, pendant longtemps, du modèle cinématographique et culturel égyptien ainsi que de la langue égyptienne devenue la «seconde langue», comme on dit «seconde patrie», de chaque Arabe. Ne se surprend-on pas à changer spontanément et presque inconsciemment d’intonation pour parler avec un fils du Nil ? Il y a une sorte de chaleur, d’intimité, de charme, voire de tendresse dans l’utilisation du vernaculaire égyptien, même quand on le fait par dérision, tant il a été assimilé dans d’innombrables séances filmiques.
Certes, la plupart des films égyptiens sont de lamentables mélos, mais si artificiels, si excessifs, si délirants qu’ils en deviennent hilarants dès qu’on les aborde au second degré. Potaches, nous allions souvent en bandes de copains pour rouler de rire sous les fauteuils des cinémas de la place des Canons et pas seulement aux simagrées et singeries de l’inénarrable Ismaïl Yassine. Il y avait presque toujours un moment où, brutalisée par le héros, le «batal» machiste, l’héroïne, plus «féminine» que nature, s’écriait avec ferveur: «Bahebbak ya wahch!», déclenchant des rafales d’hilarité. Le reste du public masculin ne l’entendait pas de cette oreille et restait rivé à l’écran, fasciné par ce pouvoir du bourreau de susciter l’adoration de sa victime et songeant secrètement peut-être à essayer cette méthode de séduction une fois rentré auprès de sa moitié.
Il n’y avait pas que cela, assurément. Bien des films, même des metteurs en scène de seconde catégorie, étaient de véritables documentaires sur la vie populaire dans les villes et les campagnes. Sans compter l’image souvent sciemment et parfois involontairement caricaturale des milieux aristocratiques et bourgeois. Et sans oublier les chefs-d’œuvre de quelques grands cinéastes.

Débauche de kitsch
Toute cette époque révolue du Rivoli, de l’Opéra, du Hollywood, du Zahra et de tant d’autres salles, y compris dans les autres villes que Beyrouth et les centres de villégiature, remonte à la surface avec l’exposition d’environ 150 affiches qui accompagne le Festival de Beiteddine, dans la salle voûtée du palais. On aurait tort de se priver de cette débauche de kitsch arabe. L’affiche étant un art populaire ou du moins destinée à attirer et drainer les foules, les concepteurs-dessinateurs s’en donnent à cœur-joie à coups de pastels le plus souvent, de gouache parfois, de fusain ou de crayon mine rarement. La photo n’apparaît que fort tard et introduit un élément discordant, comme s’il fallait faire contrepoids à la technologie de l’image par l’artisanat du dessin et de la peinture, plus aptes à magnifier les acteurs et surtout les actrices en superstars, en idoles des foules pour reprendre le titre d’un film de la chanteuse Sabah. Le tout en impression typographique. Cette technique, devenue fort rare depuis qu’elle a été éclipsée par l’offset, confère aux posters un attrait supplémentaire et renforce l’impression d’époque révolue.
À part leur qualité d’impression, les affiches datent par leur style, assez cohérent dans l’ensemble, sauf dans les marges du début (naïvisme idéalisant, par exemple l’affiche de Al-warda al-baïda’ avec une tête ineffable de Abdel Wahab) et de la fin (tentatives de design pas toujours heureuses, par exemple l’affiche de Iskandariya leh de Youssef Chahine).

Soldats inconnus
Il est à déplorer qu’aucun effort de documentation n’ait été fait pour rédiger des cartels d’information sur les dates (pour permettre de s’orienter dans le temps, voire de classer ses propres souvenirs de cinégyptophile selon la bonne chronologie) et sur les auteurs qui signent souvent de leur seul prénom, Abdel Rahman, Ragheb, Jassour, Marcel, Gaby, Samer, Aziz, Mou’ti, Mrad, ou se retranchent derrière leur studio : studio Adli, etc., voire leur imprimerie. Certains sont étrangers : l’Italien Manfredo, le Grec ou le Gréco-égyptien S. Vassiliou, et alors leur style est marqué par un dynamisme qui se démarque du statisme de leurs collègues du cru dont certains sont néanmoins capables de dessiner au pastel d’ardents baisers bouche-à-bouche avec toutes les marques de la passion déchaînée, tels ceux de Abdel Halim Hafez et de Nadia Loutfi dans Abi faouk al chajara (par Marcel) ou de Fahd Ballane et de Miriam Fakhreddine dans Fersane al- gharam (par Ragheb). D’autres signent de leur nom complet : Wahib Fahmi, Khalil Achkar, Abdo el-Ghez, Abdo Mohammed, Ahmad Fouad, Saïd Ali Ibrahim, Gaby Khalil…Qui sont ces soldats inconnus ? Pourquoi les maintient-on dans l’ombre alors qu’ils ont créé, en s’inspirant certes des affiches américaines et italiennes, une esthétique bien à eux, un art de l’affiche autochtone autonome qui hante nos mémoires à force d’avoir été vu et revu non seulement en posters imprimés mais également, reproduits par des peintres spécialisés locaux (Zohrab, etc.), en immenses panneaux couvrant parfois presque toute la façade du cinéma. Là aussi, ces peintres qui pratiquaient l’hyperbole et l’hyperréalisme avant la lettre mériteraient d’émerger des arrière-cours où ils se sont cantonnés, besogneux peinturlureurs au mètre carré. Que reste-t-il de leur production ? Elle a sans doute péri avec la ville elle-même. Encore un patrimoine anéanti par nos folies meurtrières.

Célébration du corps féminin
L’impression d’époque révolue résulte surtout de la remarquable liberté de représentation du corps féminin célébré sans complexe ni vergogne, chose aujourd’hui probablement impossible tant le rigorisme est revenu en force en Égypte et dans le reste du monde arabe. Par exemple dans les affiches de Oumraa fil tariq ou Al-amil al-sirri 23, voire du fameux Khalli balak min zouzou avec Souad Husni en baby-doll, image qui perdura des mois au fronton du Rivoli. Peut-on, à l’époque des danseuses du ventre « repenties » qui, soudain, se couvrent de la tête aux pieds, imaginer des affiches comme celles de Gharam al-millionnaire avec une monumentale Samia Gamal ou de Al-Qahira fil layl avec ses virevoltantes bayadères ? Peut-être une affiche avec une bouche rouge vif entrouverte sur trois dents blanches, celle de Alf bossa wa bossa, choquerait-elle en ces temps de puritanisme suraigu par ses suggestions érotiques plus que par son image elle-même ?

Terrorisée par la féminité
Partout, il est question d’amour dans les titres, c’est la magnifique obsession du cinéma égyptien: Al-hob al-khaled, Jounoun al-hob, Chareh al-hob, Gharamiyat Imraa, Fersane al-gharam, Inta habibi, Inta omri. Le titre qui symboliserait le mieux le temps présent serait peut-être le vieux Mamnouh el-hob avec Abdel Wahab et Raja’. Que dire alors, à un moment où l’on tente de ramener la femme au foyer, du film Ana horra de Salah Abou Seif avec Loubna Abdel Aziz debout, les bras croisés dans une attitude de suprême défi féminin? Autres temps, autres mœurs. Ce n’est pas que l’émancipation se soit arrêtée dans les faits, mais on doit désormais tenir compte des réactions des ultras de tous bords à des affiches trop « osées » susceptibles d’être rageusement arrachées, comme on le voit d’ailleurs de plus en plus chez nous. Il y a apparemment des lignes rouges ou bleues qu’il est conseillé de ne pas outrepasser.
C’est à une véritable fête de formes et de couleurs, de clichés et de stéréotypes qu’invite cette exposition d’une étonnante richesse visuelle et mémorielle. Ne la manquez pas, ne serait-ce que pour la nostalgie et pour l’amusement garantis. Peut-être, devant les affiches des films de Oum Kalsoum, de Sabah, de Feyrouz, de Farid el-Attrache, de Abdel Wahab, de Abdel Halim Hafez, un refrain oublié depuis longtemps reviendra-t-il vous hanter obstinément et vous surprendrez-vous à le fredonner malgré vous dans votre tournée en vous demandant comment se fait-il que dans une société aussi terrorisée par la féminité que la société arabe, au point de la réprimer par tous les moyens, l’image de la femme soit à ce point dominante dans l’imaginaire postérisé ? (Palais de Beiteddine).

Joseph TARRAB
Cela va de soi: le cinéma «arabe» du vingtième siècle s’est limité, à toutes fins utiles, pendant des décennies, au cinéma égyptien produit en studio au Caire ou dans de spectaculaires décors naturels, le désert, les palmeraies des oasis, le Nil et ses berges, la campagne égyptienne, le delta et les vestiges archéologiques. En matière de cinéma, l’Égypte fut bien...