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REGARD - Greta Naufal : « Jazz portraits », peintures, dessins, estampes Parentés rythmiques

La passion de Greta Naufal pour la musique est organique, quasi congénitale. Son père est le compositeur-oudiste Georges Sawaya Naufal avec lequel elle a toujours entretenu une relation privilégiée, l’interrogeant sur son métier, son instrument, son art, les «maqams», «les takassims», les jeux de la discipline et de la liberté. Elle n’a pas cessé d’observer et de dessiner sa manière de se lover sur son instrument ovoïde, de l’envelopper de son corps, de le couver pour ainsi dire. D’où une sensibilité particulière aux postures et mouvements qui tendent à identifier l’instrumentiste à l’instrument, à produire une sorte d’être hybride, homme-machine. Chaque musicien a sa manière propre d’approcher et de toucher le clavier, de manier l’archet, de jouer des pistons de la trompette, de faire coulisser le trombone, de s’approprier le saxophone, de manipuler les baguettes de percussion. Dessinatrice perpétuelle qui noircit carnet sur carnet de tout ce qui lui tombe sous les yeux, Greta Naufal est particulièrement attentive à ces affinités personnelles.

Un autre instrument
Le jazz « live » a été pour elle l’un des moyens d’échapper au stress de la guerre civile, de retrouver une pulsation de vie et d’espoir et de maintenir son équilibre intérieur au milieu du chaos ambiant. Même si elle dessine, peint et grave (linogravures et monotypes), pratique le collage et les techniques mixtes d’après les photos en noir et blanc de jazzmen célèbres des années 1940-1960 (Duke Ellington, Eli Thompson, Bernard Rich, Clifford Brown, Miles Davies, Ben Webster, Theodore Navarro, Johnny Hedges, Louis Garner, Candido Camero, Ted Cameron, Billy Holliday, Sara Vaughan, Bassy Smith, etc.), elle parvient, grâce à cette expérience, à capter leur vie intérieure, leur concentration sur leur instrument, leur absorption en eux-mêmes et dans la musique, leur extase créatrice, leur joie profonde.
À telles enseignes que même quand elle les peint en train de fumer, on a l’impression que la cigarette est elle-même un autre instrument, un moyen d’expression de la vie intérieure et que sa fumée répond, dans ses volutes, son opacité, sa diaphanéité, son mouvement plus ou moins lent ou rapide, à la nature des sons qu’ils extériorisent.
La manière de fumer est aussi idiosyncrasique que la manière de jouer ou que la manière de dessiner et de peindre. Le graphisme fait écho à la ligne mélodique et le chromatisme, mélange raffiné de bleu, de vert et de violet, avec des taches de rouge, ou combinaisons de tons chauds de rouge, d’orange et de jaune, à l’harmonie. En sorte que Greta Naufal fait son propre jazz, surtout dans ses fines miniatures (jusqu’à 5,5 x 5cm) si riches d’expression malgré ou peut-être à cause de leur compression et de leur multiplicité sur une même surface divisée en carrés égaux parfois vides, au point d’évoquer des notes sur des portées, et dans ses monotypes où chaque impression est une variation sur un thème, une espèce d’improvisation à laquelle le hasard apporte aussi sa contribution.

Pour comprendre, swinguer
Ce que révèlent les œuvres de Greta Naufal, c’est l’unité rythmique profonde, au-delà de la correspondance en chiasme des sens (l’œil écoute, l’oreille voit), des moyens et des méthodes d’expression appartenant à des domaines artistiques différents. Louis Amstrong disait que pour comprendre le jazz, il faut swinguer, se laisser pénétrer par sa qualité rythmique propre. C’est le corps qui comprend, instinctivement.
C’est ce que fait Greta Naufal. Elle swingue non seulement dans ses dessins à l’encre noire, mais également, sur un autre registre, dans les lettres arabes à l’encre rouge qui les barrent. La calligraphie chante et fait musique, littéralement par le crissement du calame sur la feuille ou par l’allongement, la rétraction, l’accélération, le ralentissement, le départ et l’arrêt du mouvement du pinceau plus ou moins chargé d’encre qui, ainsi, crie ou murmure. Les lettres arabes surimposées en rouge sur les petits portraits ouvrent ainsi les arts les uns sur les autres à partir de leurs propriétés communes, leur obéissance à des règles strictes et leur capacité simultanée de s’en affranchir pour improviser sans frein. Et elles font communiquer les cultures, en soulignant qu’elles aussi relèvent, à un niveau subconscient, de rythmiques apparentées.
En apposant cette rouge signature, ce sceau identitaire arabe sur les portraits de musiciens afro-américains, Greta Naufal affirme son enracinement dans une autre musique, une autre culture, celles de son père, tout en s’appropriant en quelque sorte la musique et la culture étrangères pour les acclimater en Orient. C’est, en acte, l’échange et le dialogue des cultures, la revendication de leur dimension universelle commune, de leur essence une, de leur égale dignité. Et donc le rejet de tout exclusivisme, de toute hégémonie, primauté ou préséance.
Ce n’est pas par hasard si elle inclut, à côté d’Oum Kalthoum, prototype du chant arabe avec, là aussi, des capacités exceptionnelles d’improvisation, d’élongation et de rétrécissement, d’accélération et de ralentissement, de cri et de murmure, le compositeur-oudiste libanais Rabih Abou Khalil dont la musique est un tressage d’Orient et d’Occident.

Dialogue des arts
et des cultures
Cette correspondance des arts et des cultures, Greta Naufal ne se contente pas de la suggérer à travers ses œuvres, elle la met en pratique en collaborant avec l’architecte-designer Silia Abou Arbid qui, avec des moyens simples, a spectaculairement transformé l’espace d’exposition du Goethe Institut (où Naufal a tenu sa première individuelle en 1982) tout en répondant au vœu de la plasticienne de trouver des moyens autres que le cadre vitré traditionnel pour exposer les travaux sur papier. Même ce support préféré de Greta Naufal entre, par la richesse et la diversité de ses textures, dans le jeu rythmique de l’accéléré et du ralenti, du serré et du relâché, et, par la multiplicité de ses origines, japonaises, chinoises, italiennes, françaises, dans le dialogue des artisanats, des arts et des cultures.
Pour mieux encore mettre en valeur la parenté de son travail avec le jazz, Greta Naufal a invité son amie la saxophoniste suédoise Amanda Sedgwick (qui l’accompagnera l’année prochaine au Festival de jazz de Montreux où elle doit exposer ses œuvres) à jouer le 24 juin à 17 heures au Goethe Institut. Il existe fort peu de femmes saxophonistes de jazz, ce qui rend d’autant plus intéressantes les prestations de ce compositeur-interprète qui se produit, entre-temps, au Blue Note où Greta s’est initiée au jazz vivant durant les années noires. Sa venue à Beyrouth a été financée par l’Institut suédois dans le cadre d’une coopération culturelle avec le Goethe Institut initiée par la plasticienne lors de son exposition «Jazz/Reading Room» à la Benassy Gallery à Stockholm en 2002, qui a coïncidé avec le Festival de jazz de la capitale suédoise. C’est cette exposition qui lui a valu d’être invitée à Montreux, ses portraits ayant attiré l’attention des musiciens comme des organisateurs de ce grand festival.
Le 25 juin, le duo de musique libre improvisée Kerbaj-Yassine montrera son savoir-faire, et le dernier jour, le 27 juin, le poète Tony Boulad, accompagné au piano et à la contrebasse par Tarek Yamani et Alex Asmar, lira des textes inspirés par l’exposition. De jeunes visiteurs n’hésitent pas à s’installer spontanément au piano du Goethe Institut tant l’ambiance créée par le tandem Naufal-Abou Arbid pousse à l’expression de soi.

Joseph TARRAB
La passion de Greta Naufal pour la musique est organique, quasi congénitale. Son père est le compositeur-oudiste Georges Sawaya Naufal avec lequel elle a toujours entretenu une relation privilégiée, l’interrogeant sur son métier, son instrument, son art, les «maqams», «les takassims», les jeux de la discipline et de la liberté. Elle n’a pas cessé d’observer et de...