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Actualités - INTERVIEWS

Crise - Le point de vue de trois universitaires Le libanais serait-il trop apathique ?(photos)

Manque de liquidités, endettement accru, grogne générale contre la politique de hausse des impôts et contre la passivité de l’État, qui ne fait rien pour tenter de mettre fin à la crise. Plus de 70 % des Libanais vivent au seuil de la pauvreté, voire de la misère. Et pourtant, la récente manifestation de la CGTL n’a regroupé, à peine, que trois ou quatre mille marcheurs. C’est bien peu, surtout quand on sait que le gros des troupes a été fourni par des partis politiques. Ailleurs dans le monde, face à une situation de crise similaire, on aurait vu les foules se lever en masse. Pourquoi tant d’apathie chez nous ? Pourquoi ce manque d’énergie et de réactions ? Un sociologue, Michel Abs, un psychologue, Mounir Chamoun, et un politologue, Antoine Messarra, tentent de répondre à ces questions. «C’est naturel, les Libanais sont habitués à agir individuellement, explique Michel Abs. Si le peuple agissait en masse, il changerait beaucoup de choses dans son style de vie et dans sa vie politique, sociale et économique, poursuit-il. La population est tellement enracinée dans son égoïsme, qu’elle se développe aux dépens de tout sens civique ou politique. Ce qui exclut toute possibilité, toute tentative de solution collective des problèmes. Le Libanais a développé des réactions individuelles provenant de son histoire. Celle des minorités venues se réfugier dans la montagne libanaise, cherchant la liberté. De même, il ne faut pas oublier les racines arabes des Libanais marquées par la mobilité géographique, le tribalisme et la mentalité du bédouin qui dit : “Ya rabbi, khalissani wa Mohammad, wa la toukhaless maana ahad” (Mon dieu sauvez-moi avec Mohammed, et ne sauvez pas d’autres) . Donc, au lieu de changer tout le système, le Libanais essaye de résoudre ses propres problèmes et cela à travers le clientélisme, le favoritisme, le népotisme, fait encore valoir Michel Abs. C’est vrai qu’on n’a pas écrit l’histoire sociale de ce pays mais l’individualisme du Libanais se reflète dans la culture populaire comme dans les écrits de Gibran Khalil Gibran ou de Maroun Abboud, par exemple. «Les Américains sont individualistes mais jamais aux dépens du sens civique ou aux dépens de l’ordre général, affirme Michel Abs. Parce que, chez eux, le rôle de l’État a consisté à instaurer la culture de l’équilibre entre l’intérêt personnel ou l’égoïsme, qui est la recherche du bien-être de soi et le respect des lois et de l’ordre public. Chez nous, la société des lois (dawlat al kanoun) n’existe pas. Au contraire, l’astuce serait de chercher à contourner la loi. «Avant la guerre, la tendance de masse existait, poursuit M. Abs. Elle était en corrélation avec la montée du laïcisme social, et donc la montée des revendications nationales, sociales et économiques. Aujourd’hui, ces revendications sont reléguées au second plan par les revendications “confessionnelles religieuses”. Les “communautés politiques” sont devenues la norme. Face à une situation de frustration politique ou “Ihbat”, elles veulent récupérer leurs droits». La fatigue des gens «Le paradoxe entre la grogne, le besoin de vivre et l’apathie s’explique également par la fatigue des gens, selon M. Abs. Les Libanais sont épuisés. Ils ont constaté que la guerre n’a servi à rien, n’a rien changé au système qui a échoué sur le plan social. Ils n’ont plus confiance dans les tentatives de changement. Par ailleurs, toute revendication est récupérée par les partis politiques. Or les jeunes sont de moins en moins politisés. Ils boycottent ceux qui ont fait la guerre. Et les 30-40 ans, qui ont vécu l’aspiration aux changements, sont frustrés. Ils vivent l’idéologie post-guerre, aux yeux de laquelle les partis politiques ont fait faillite… Il y a une théorie sociologique aux USA qu’on appelle la théorie fonctionnaliste des classes sociales ; pour ses tenants, la stabilité politique en matière de sécurité est meilleure pour les classes déshéritées, parce qu’elle assure la mobilité sociale. Tandis que l’instabilité politique sécuritaire va engendrer une régression de ces classes. C’est le cas au Liban, estime M. Abs. Ceux qui étaient pauvres se sont appauvris davantage. Ceux qui étaient riches le sont devenus encore plus. La classe moyenne a disparu, sauf la catégorie de ceux qui, comme les enrichis de guerre, ont pu intégrer la classe des nouveaux riches. «Il y a aussi un autre élément qui rend le peuple impuissant : Marx a défini le concept de l’armée de réserve des chômeurs. Ce sont eux qui empêchent l’augmentation des salaires ou l’instauration des meilleures conditions de travail. Le cas s’applique actuellement au Liban où le taux de chômage a augmenté particulièrement ces dernières années», conclut M. Abs. Pour Mounir Chamoun, du point de vue psychanalytique, il y a, dans les situations de grande crise, et c’est le cas aujourd’hui au Liban, «une sidération de l’imaginaire». La population libanaise est prise actuellement dans un processus de paralysie. D’immobilisme. Il n’existe aucun mouvement de résistance. Le mouvement de résistance suppose une idéologie nationale et un leadership. L’absence de leadership est en fait une perte de l’estime de soi et des autres. «Aujourd’hui, déclare Mounir chamoun, nous vivons dans la soumission consentie. Dans l’indignité. Heureusement qu’il reste quelques hommes, entre autres le patriarche maronite, qui continuent à réclamer un pouvoir de décision autonome. Il faut également souligner que les manifestations qui ont eu lieu ont été fortement réprimées. Aussi les gens ont peur de bouger. Peur, parce que les droits fondamentaux ne sont pas respectés et ne sont plus garantis. Indépendamment de la personnalité du général Aoun et de son projet, qui n’était pas tout à fait plausible, le mouvement aouniste est en fait un sursaut de dignité. La conscience de ce qu’on veut, une cause qui peut être menée jusqu’au bout. Là, on rejoint le sens du martyre. Et il me semble aujourd’hui qu’on n’autorise que les manifestations anodines», soutient M. Chamoun. «L’impression de marasme est fortement déprimante, poursuit-il. Nous manquons de leader politique qui dise : “Voilà ce que je dénonce ; voilà ce qu’il faut faire ; suivez-moi”. Malheureusement, il n’y a plus ce genre de meneur d’hommes. Chacun veut se ménager une porte de sortie. Ce que je constate est propre à la situation de crise. En bref, il y a : une déstabilisation personnelle ; une déstabilisation sociale ; une dépressivité généralisée et une sidération imaginaire. Tout cela est dû à une dévaluation du politique ; à une désaffection par rapport aux élus ; et, le plus grave, à un éloignement sensible par rapport à l’État. Aucun coup d’arrêt à la corruption. Quel est le dossier qu’on a ouvert et qu’on a poussé jusqu’au bout ? Le Libanais sent qu’il n’a plus aucun recours. Il vit des moments très difficiles», conclut le psychologue. Antoine Messarra, professeur à l’Université libanaise, explique que les grèves et manifestations sont des moyens efficaces dans les politiques sociales. Mais au Liban, les relations entre les syndicats et le patronat s’inscrivent dans des schémas qui datent des années 60. Parallèlement, la société souffre d’un syndrome de manque de confiance dans la classe politique. Les gens sont déçus, désespérés. Or les syndicats sont des acteurs économiques et l’économie est bâtie sur la confiance. Par ailleurs, il faut trouver de nouveaux moyens de pression. Augmenter les salaires peut impliquer la fermeture des entreprises. Et ce n’est donc pas la solution, soutient M. Messarra. En bref, il faudrait beaucoup moins de revendications et plus d’initiatives comme, par exemple, renforcer les rapports entre les syndicats et la société (et non seulement avec les adhérents et le pouvoir). Présenter une liste de revendications de plusieurs mètres, c’est manquer à la fois de réalisme et de stratégie. En tant que partie intégrante de la société civile, les syndicats et organisations professionnelles exercent une pression sur les pouvoirs publics, non seulement par leur importance numérique et leur insertion dans les circuits économiques du pays, mais aussi par leur rapport à la société globale, leur légitimité sociale et leur crédibilité, souligne encore M. Messarra. Et de conclure : «Les syndicats et organisations professionnelles ont noué des relations conflictuelles, complices ou revendicatives avec le pouvoir, mais n’ont pas consolidé leurs rapports avec la société globale. Leurs rapports restent limités aux adhérents. Ils ne se sont pas engagés dans une perspective de développement, de participation et d’espace public».
Manque de liquidités, endettement accru, grogne générale contre la politique de hausse des impôts et contre la passivité de l’État, qui ne fait rien pour tenter de mettre fin à la crise. Plus de 70 % des Libanais vivent au seuil de la pauvreté, voire de la misère. Et pourtant, la récente manifestation de la CGTL n’a regroupé, à peine, que trois ou quatre mille...