Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Spécial francophonie Ouvrons les fenêtres !

Par Marc LAMBRON* On pourrait commencer avec une petite utopie historique. Dans la langue savante, cela s’appelle une uchronie. Imaginons que Louis XIV ou Louis XV, qui régnaient sur la France quand l’Europe parlait français, aient eu l’inspiration de jeter toutes leurs forces dans la conquête de l’Amérique du Nord. Dès 1720, les futurs USA auraient été un vaste Québec, une grande Louisiane. Autour de 1792, profitant des troubles révolutionnaires en France, la colonie américaine aurait pris son indépendance, rédigé sa Constitution en français et commencé sa marche vers la puissance. Les chariots de la conquête de l’Ouest n’auraient pas été peuplés d’Irlandais, mais de Bourguignons. Il n’y aurait pas eu des cow-boys, mais des garçons vachers. Ils n’auraient pas chanté My Darling Clementine, mais Clémentine ma mie. Edgar Poe n’aurait pas eu besoin de Baudelaire pour être traduit en français, puisqu’il aurait écrit directement dans notre langue. Pendant la guerre de Sécession, les pires insultes auraient volé de tranchée à tranchée dans un ton digne du boulevard des Batignolles. Au XXe siècle, Franklin D. Roosevelt aurait déclaré la guerre au Japon en français, John Wayne aurait tourné ses westerns dans la langue de Voltaire, Elvis Presley aurait chanté Aime-moi tendrement plutôt que Love Me Tender. En 2002, on n’achèterait pas des systèmes Microsoft mais des logiciels Microdoux, Sharon Stone s’appellerait Sharon Pierre, le président des États-Unis Georges Buisson le Jeune (George Bush Jr) converserait avec Jacques Chirac sans traducteur. La puissance américaine étant ce qu’elle est, toute la planète communiquerait en français. On sait que les choses ont tourné autrement. Vous ne lirez jamais dans la presse anglo-saxonne des lamentos angoissés sur le devenir de l’« anglophonie », et pour cause : l’anglais étant devenu la langue véhiculaire mondiale, tout individu ayant accès à la modernité parle au moins deux langues, la sienne et l’anglais. On pourrait objecter qu’au IIIe siècle de notre ère, toute la Méditerranée comprenait le latin, qui est aujourd’hui une langue morte. Il n’en reste pas moins que le francophone ombrageux se rembrunit. Une posture répandue consiste à entonner l’air du déclin, à se barricader dans la citadelle gauloise, à vitupérer la mondialisation. Une autre attitude est pourtant possible. Pour ma part, je suis mondialisé au quotidien depuis une trentaine d’années : je mange des sushis, je peux lire Cervantès ou Borges dans le texte, j’achète des disques des Rolling Stones, j’aime les films de Fellini ou de Wim Wenders. Je suis donc à l’occasion japonais, espagnol, anglais, italien, allemand, etc. Cela ne m’a jamais empêché de lire Chateaubriand, de voir des films de Jean-Luc Godard ou d’écouter Pelléas et Mélisande. Tenir avec un Américain une conversation en anglais ne m’a jamais paru être une abdication, mais plutôt une autre façon de traverser l’expérience de la langue, qui ne m’empêche pas d’aimer la mienne. Pour tout avouer, je prends plus de plaisir à lire Norman Mailer ou Philip Roth que tel obscur poète morvandiau. À la corde unique de l’arc, on peut préférer les cordes multiples de la lyre. Puisque le XXIe siècle sera inéluctablement pluriel, il faut encourager ce pluriel chez les autres : ce sera l’occasion de leur inoculer un peu de civilisation française. Plus l’éventail sera ouvert, plus la francophonie y aura sa place. La domination anglo-saxonne n’empêche pas Milan Kundera ou Umberto Eco d’être traduits à New York. Rien n’interdit à des écrivains francophones de faire de même. À une France qui deviendrait une sorte de Cuba linguistique, une Corée du Nord de la grammaire, il faut opposer la séduction de la langue et l’énergie du lendemain. Après tout, c’est un Français, Tocqueville, qui a le premier expliqué l’Amérique aux Américains. Après tout, Luc Besson est considéré à Hollywood, Carlos Ghosn est adulé au Japon, Manu Chao triomphe à Londres, les tailleurs de Christian Lacroix sont portés à Dallas. L’omnium américain est plus perméable qu’on ne le croit : tout empire à son apogée devient vulnérable aux charmes de sa périphérie. « Il faut inscrire l’Hexagone dans la sphère », disait déjà Paul Morand. Puisque ces lignes sont écrites pour un grand journal libanais, qu’il me soit permis de dire qu’un bref séjour au Liban, il y a bientôt dix ans, m’a laissé le souvenir d’un laboratoire de cette francophonie d’un nouveau type. Le cosmopolitisme vécu, les familles circulant entre la France et le Canada, l’Afrique et le Proche-Orient, les disques de Fairouz côtoyant ceux de Billy Joel, l’estime profonde pour les poètes, la beauté de notre langue natale lorsqu’elle éveille un sourire sur le visage d’une femme, le plaisir d’être à Byblos et le plaisir d’être à Paris, les films de Tom Cruise et ceux de Jean Reno, la virtuosité polyglotte qui n’abdique rien des mots de l’enfance, tout cela m’avait paru périmer le discours des bigots de la francophonie fondamentaliste. « Être français, écrivait Gombrowicz, c’est précisément prendre en considération autre chose que la France.» On pourrait le paraphraser en disant qu’être francophone, c’est précisément prendre en considération autre chose que la francophonie. Ne soyons pas sourds si nous voulons être entendus. Ouvrons les fenêtres pour que d’autres aient envie de pousser la porte. On peut gager que la beauté de la langue française saura faire le reste. * Écrivain, lauréat du prix Fémina, chroniqueur littéraire au «point» et conseiller d’État Demain, la suite de nos éditoriaux hors-série avec Dominique Baudis
Par Marc LAMBRON* On pourrait commencer avec une petite utopie historique. Dans la langue savante, cela s’appelle une uchronie. Imaginons que Louis XIV ou Louis XV, qui régnaient sur la France quand l’Europe parlait français, aient eu l’inspiration de jeter toutes leurs forces dans la conquête de l’Amérique du Nord. Dès 1720, les futurs USA auraient été un vaste...