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Actualités - OPINION

Il y a vingt ans, un homme...

Raconte-moi Béchir... Aujourd’hui ce n’est guère simple, qui comprendra ? Il faudra secouer vingt années d’entropie, démonter les rumeurs les plus incroyables qu’on a fait circuler sur sa vie et particulièrement sur sa mort (falsification classique de l’histoire) pour retrouver le vrai visage de ce Liban qu’il a laissé, un pays illuminé d’espoir. L’avenir était sur les rails, il suffisait d’un simple coup de pouce pour emballer la locomotive. Il n’a plus jamais été donné. En cette époque de grande déprime nationale, raconter Béchir, comme le demandait un groupe d’étudiants à la sortie d’un cours, c’est répondre au désir bien légitime de tous ces jeunes qui ne l’ont pas connu, de pouvoir reconstituer la mémoire du temps qu’il a occupé, une page d’histoire que de toute part on s’est efforcé de refermer. Elle gêne tous ceux qui n’y seraient jamais que des figurants, et ceux, plus nombreux, qui, par souci de leur avenir politique, veulent faire oublier leur engagement avec lui. L’on s’est d’ailleurs hâté de détruire minutieusement tout ce qu’il a fait ou projeté de faire. Béchir Gemayel est d’abord un homme qui a de la trempe, il a été formé à l’esprit de rigueur, il est épris de justice, d’ordre, de vérité. Étudiant remuant, s’il en est, il milite sur tous les fronts estudiantins où il se distingue par la fermeté de son caractère et donne l’image d’une jeunesse exigeante, celle même qui va bientôt se distinguer par sa pugnacité dans les combats. La guerre a débuté, il faut le rappeler, par une série d’agressions perpétrées par les réfugiés palestiniens dans les régions à majorité chrétienne qu’ils voulaient dominer (« la libération de la Palestine passe par Jounieh »). Ils avaient réussi à se tailler un État dans l’État. Ils exerçaient une forte emprise sur tout le Liban-Sud. La population se sentait brimée et les députés chiites de la région avaient signé des pétitions pour se plaindre de son abandon par l’État et réclamaient le retour des forces de l’ordre. La résistance contre les menées palestiniennes et les tentatives d’hégémonie syrienne qui s’est progressivement organisée à l’appel du Front libanais l’a pris bientôt pour chef. Cependant Béchir n’a jamais été un véritable guerrier, comme on pourrait le penser, encore moins un homme politique au sens que l’on attache généralement à ce terme. Il fut surtout, et c’est ce que l’histoire retiendra essentiellement de lui, le promoteur d’un Liban pour demain, celui qui sortira de la guerre, un pays unifié sur la base de nouvelles structures, libre de toute allégeance extérieure et résolument tourné vers la modernité. Aujourd’hui, auréolé par la tragédie qui entoura sa vie et sa mort, il pourrait figurer parmi ces personnages qui incarnent l’esprit de leur peuple, figures de proue fendant les grands évènements de l’histoire. Deux traits les caractérisent : l’extrême transparence du projet et du discours, la consécration de toute une vie à l’accomplissement de leur mission à laquelle ils finissent d’ailleurs par se confondre. Il est certain qu’au niveau hautement national où se situent les actions qu’entreprennent de tels personnages, toute contre-vérité devient reniement. Ainsi, promettre la paix alors qu’on prépare la guerre, appeler à l’unification du pays et programmer sa division, parler de libération totale du territoire et compromettre sur l’une de ses parties, entraînent immanquablement une perte de crédibilité aux conséquences fatales à son auteur et à la cause qu’il défend. Pour Béchir, la transparence traduit une exigence d’ordre éthique. Chez lui, tout part d’une profonde conviction. Lorsqu’il parle, il a toujours un visage grave. Dans ses discours, il appuie sur chaque mot, chaque phrase, reformule l’idée de diverses manières comme pour en tester la véracité. « Seule la vérité te délivrera » aura été sa devise tout au long de sa vie. Dire la vérité S’adressant aux représentants des chaînes de télévision et de radio quelques jours après son élection, il les exhorte « à toujours dire la vérité quel qu’en soit le prix », à reconnaître à chacun son mérite, même à l’adversaire politique, « en toute honnêteté et justice », à ne pas hésiter à fustiger les gouvernants pour leur mauvaise gestion : « Je suis venu à vous, leur déclare-t-il, pour vous demander de toujours exprimer publiquement vos critiques à mon égard et à l’égard d’autres personnes chaque fois qu’il y a lieu de le faire. La vérité doit être dite et vous êtes tenus, en tant que responsables des médias, de la dire, même si elle déplaît à certains, faute de quoi, vous trompez les gens en leur faisant croire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes... » Son programme est d’une lumineuse clarté. Il l’énonce en quelques mots dans l’un de ses discours : « Obtenir le retrait de toutes les forces étrangères qui occupent le territoire national, reconstituer l’unité du pays par un système rigoureux fondé sur la liberté et la sécurité de tous ses habitants, rétablir l’État dans la plénitude de sa souveraineté. » En somme, rien de politiquement incorrect si ce n’est, peut-être, le fait d’avoir osé en entreprendre l’exécution. Il avait réussi à chasser du pays les milices palestiniennes, les Syriens s’apprêtaient à ramasser leurs effets, les Israéliens repartaient contre la promesse d’une paix qu’on leur donnerait sitôt le territoire national libéré dans sa totalité et la souveraineté de l’État rétablie. Un statut de neutralité internationalement garanti devait permettre au Liban de reconstituer son unité à l’abri de toute ingérence ou menace étrangère. L’intégrité du territoire et l’unité nationale sont les fondements constants de sa politique. Quoique chef de la résistance des régions chrétiennes, il est persuadé qu’il agit dans l’intérêt de tous les Libanais sans distinction : « Agressés en tant que chrétiens, nous nous sommes défendus en tant que Libanais. » Il rappelle à cet égard que « les chrétiens du Liban ont toujours assumé dans la défense de ce pays et de sa liberté la charge la plus lourde ». Il croit dur comme fer que la solidarité de beaucoup de musulmans libanais avec leurs coreligionnaires d’autres pays, ce que les Palestiniens avaient largement exploité dans la guerre, devait pouvoir se résorber par le renforcement des liens de citoyenneté avec l’État, se substituant aux liens communautaires et claniques. « Les Suisses allemands et les Suisses français, disait-il, sont d’abord et avant tout des citoyens helvétiques attachés aux avantages que leur confère cette citoyenneté, que n’ont pas toujours eus les habitants des pays voisins. » À ceux qui lui disaient que cela n’est pas possible, que l’idée de citoyenneté est incompatible avec le communitarisme des peuples d’Orient – les musulmans attachés à la « oumma », et les autres peuples repliés depuis les temps immémoriaux sur leurs communautés respectives –, il répondait par une phrase qui en dit long sur son caractère : « Nous sommes là pour tordre son cou à l’impossible. » Sarkis et Chamoun Transparence enfin à l’égard des autorités légales du pays. Au cours des deux dernières années, il ne prenait plus guère de décisions pouvant avoir un caractère déterminant sur le plan national sans en référer au président Sarkis. Car, disait-il, « c’est lui qui détient le pouvoir légitime, je n’en ai pas la moindre parcelle qui m’autorise à engager le sort du peuple libanais dans un sens ou dans un autre ». Il consultait de manière régulière le président Chamoun et Charles Malek, qu’il appelait « mon père spirituel », « pour leur grande expérience et leur sagesse que, reconnaissait-il, je suis loin d’avoir acquises ». Élu à son tour président de la République, il part aussitôt en guerre contre les mœurs pourries de la classe politique, le népotisme, l’affairisme, la corruption ; il dénonce la flagornerie qui se pratique à tous les niveaux avec son cortège de titres pompeux (excellence, bey, effendi, etc.), tous maux hérités de l’empire ottoman, et systématisés par la République de 43. « Nous avons vécu, dit-il, quarante ans d’indépendance dans le courtage, la tromperie, le mensonge. Si cela ne change pas, et vite, le pays ne pourra jamais se relever. » Ce qu’il veut, c’est tenter d’inculquer rapidement les vertus romaines aux responsables du secteur public : austérité, honnêteté, courage. Avec ses collaborateurs, il utilise les formules fortes qu’on lui connaît dans ses discours : « Nous voilà au faîte du pouvoir. Ni flonflons ni fla fla ; pour nous en préserver, il faut avoir toujours à l’esprit le souvenir de nos camarades morts dans les combats. Quant à ceux d’entre vous qui pourraient être appelés aux affaires de l’État, ils devraient adopter avec leur famille un mode de vie monacal et faire vœu de pauvreté. » Son engagement avait d’ailleurs lui-même un certain caractère monastique. Comme l’anachorète qui voue son temps à Dieu, le sien était entièrement consacré au service de la cause, perinde ac cadaver. Pour lui, les jours et les nuits, les dimanches et les jours de fête se succèdent et se suivent sans discontinuer. Ses collaborateurs pouvaient dire après sa mort : « Voilà que cette année, hélas ! nous passerons Noël en famille. » Attendrissantes étaient ses pauvres escapades : aller manger « un poulet désossé » au restaurant ou, certains matins, écouter du Ravel en épluchant les premiers rapports de la journée. Mais il ne ratera jamais le rendez-vous qu’il a avec sa fille Maya le 23 de chaque mois au cimetière de Bickfaya : grand moment de ferveur ; là, il peut tout à son aise se recueillir, réfléchir, méditer... Sa disparition a libéré toutes les ambitions rentrées, déclenché des rivalités sanglantes, chacun se prenant pour un nouveau Béchir. L’esprit de résistance a volé en éclats et le système sclérosé de 43 est reparti à pleine vitesse. Lui visait haut. Il pensait que le Liban ne peut perdurer dans cet Orient agité en tant qu’État indépendant et souverain qu’en offrant au monde l’image d’un pays exemplaire avec un système spécifique qui le distingue de tous les autres pays de la région, soit, un modèle. « Le Liban qui sortira de l’épreuve, disait Béchir, sera une nation exemplaire ou ne sera pas. » On en est, hélas ! bien loin. Avec un État satellisé, toujours miné par le népotisme, l’affairisme et la corruption, ses institutions dépérissant de jour en jour, et le temps faisant son œuvre, le pays paraît aujourd’hui en réelle perdition, tel un navire qui sombre. Quoi faire pour le maintenir à flot ?... Il faut surtout continuer à se raconter le Liban, ses héros et ses saints ; se raconter Béchir et ses camarades morts pour défendre l’intégrité du territoire national et la souveraineté de l’État, et tous les autres qui ont perdu l’usage de leurs membres, qui souffrent dans leur chair, les familles décimées, les villages détruits. « L’histoire vient de l’avenir », écrivait Heidegger, elle est au-devant de cette jeunesse du Liban toujours exigeante et qui veut savoir. C’est à elle que s’adressent ces lignes. Sélim JAHEL 14 septembre 2002
Raconte-moi Béchir... Aujourd’hui ce n’est guère simple, qui comprendra ? Il faudra secouer vingt années d’entropie, démonter les rumeurs les plus incroyables qu’on a fait circuler sur sa vie et particulièrement sur sa mort (falsification classique de l’histoire) pour retrouver le vrai visage de ce Liban qu’il a laissé, un pays illuminé d’espoir. L’avenir était...