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Actualités - OPINION

REGARD - Hassane Choubassi : art et critique d’art Le nid du sens

Dans une installation polémique, Hassane Choubassi, jeune artiste en pleine ascension, se demandait récemment, au Goethe Institut, si la critique d’art ne tend pas à se substituer à l’œuvre d’art, en ce sens qu’elle oriente le regard et l’induit à voir ce qui, à l’origine, ne se trouve ni dans les intentions ni dans le résultat du travail du créateur. Un mythe Autrement dit, la critique d’art serait un mythe pur et simple, un bricolage prenant l’œuvre d’art comme point de départ et comme prétexte de ses élucubrations autonomes, tout en prétendant offrir une grille de déchiffrement et de lecture. Toujours en décalage, elle se donnerait illusoirement comme toujours en coïncidence ou du moins en correspondance analogique. La critique serait une métaphore, une interprétation purement subjective qui se draperait dans une apparence d’objectivité, une trahison systématique qui se donnerait des airs de fidélité scrupuleuse. Même les descriptions de l’œuvre déraperaient vers des chemins de traverse ne menant nulle part, ou du moins pas vers le centre ou le but visé par l’artiste. Les conclusions tirées de ces descriptions seraient encore plus arbitraires. N’importe quoi Choubassi accompagne des toiles blanches garnies d’un carré rouge et du contour en noir d’un objet censé figurer dans la scène virtuelle invisible de textes en anglais et en arabe comportant un scénario prétendant traduire en mots le dispositif visuel du tableau. Ce scénario est, pour Choubassi, une série d’extrapolations fantaisistes couronnées par des conclusions infondées. Les textes anglais et arabe reproduisent le même descriptif avec des conclusions différentes. Autrement dit, on peut dire n’importe quoi sur une œuvre en prétendant la décrire et en tirer les conclusions que l’on veut, sans qu’il y ait de lien déductif ou logique rigoureux entre ces deux démarches. La critique, en se substituant à l’œuvre visuelle, la voilerait en quelque sorte, la rendant invisible sous l’œuvre textuelle qui la prend comme alibi. En fin de compte, l’œuvre de l’artiste disparaîtrait derrière l’œuvre du critique qui s’arrogerait le privilège exorbitant d’être seul capable de donner les clefs de compréhension nécessaires, surtout pour les œuvres contemporaines déroutantes et absconses. Substantifique moelle Cette «usurpation» de la place de l’œuvre visuelle par l’œuvre textuelle est peut-être une découverte pour Choubassi, mais elle est aussi ancienne que la peinture, l’art et la culture. À aucun moment l’œuvre visuelle ne peut se passer de la parole : les dessins des grottes paléolithiques ne devaient nullement aller de soi pour les non-initiés, tout comme ils ne vont nullement de soi pour les anthropologues contemporains qui se perdent en conjectures, édifiant théorie sur théorie à leur sujet sans parvenir à s’accorder entre eux. Les icônes et les «bibles de pierre» du Moyen Âge eussent été complètement muettes si elles n’avaient été portées par la parole des clercs. Traductions visuelles de textes sacrés, elles ont besoin d’être reverbalisées pour être assimilées. Surtout l’icône, qui est un langage hautement codé et dont le décodage n’appartient qu’à ceux qui «savent», qu’ils soient religieux ou laïcs. Les peintures mythologiques ou historiques restent complètement inaccessibles sans les commentaires indispensables qui, à mesure que le temps passe, s’accumulent et constituent un corpus considérable, chaque génération apportant sa contribution, son éclairage, ses observations, ses réflexions, ses déductions et ses conclusions, bref sa «critique». Idem pour les peintures aussi facilement accessibles en apparence que celles des Impressionnistes ou aussi difficilement abordables que celles des Informels. À chaque fois, il faut une initiation, une lecture guidée pour en tirer la substantifique moelle, sinon elles resteraient des ossements desséchés qu’aucun souffle ne réanime. Cadre de vision Des dizaines de livres ont été écrits sur certaines œuvres célèbres : c’est que le mot, contrairement à ce que peut penser un peintre frustré, sert à mieux faire voir l’image, même s’il la cadre, à chaque fois, d’une manière partielle et partiale. Sans cette verbalisation qui, en quelque sorte, la coagule, l’image resterait une solution en suspension, une nuée qui ne se condense pas en rosée. Elle resterait, en grande partie, invisible : ce que nous ne pouvons pas nommer, nous ne pouvons pas le voir. L’ethnologue ne distingue qu’un fouillis de plantes là où l’indigène repère des dizaines d’espèces avec précision en énumérant leurs propriétés et leurs vertus. Même s’il peut y avoir de l’arbitraire dans l’approche d’un critique, elle fournit du moins un cadre de vision, un premier ancrage conceptuel à partir duquel d’autres décodages deviennent possibles. Le texte critique cherche moins à imposer une vision qu’à ouvrir une porte ou une fenêtre sur l’œuvre, incitant à en ouvrir d’autres, différentes. Générateur de commentaires Cette inévitabilité du commentaire, de l’explication, de l’exégèse, de l’interprétation, cette nécessité herméneutique ne porte d’ailleurs pas seulement sur le matériel visuel. Elle s’exerce sur le matériel textuel ou littéraire. Les interprétations du premier verset de la Bible rempliraient une bibliothèque, tout comme celles de la «Fatiha» coranique. Des centaines de livres ont été écrits sur le «Don Quichotte» de Cervantès ou sur la Recherche du temps perdu de Proust. Et des centaines seront encore écrits sans épuiser les possibilités d’interprétation. Aucune œuvre de culture, quelle que soit sa nature, son matériau, son importance, n’échappe à cette règle. L’interprétation se met en marche dès la genèse de l’œuvre. Même la compréhension qu’en a son propre auteur n’est qu’une première approche de son sens potentiellement inépuisable. Une approche qui n’est pas nécessairement la plus adéquate, la plus profonde, la plus subtile, pas même la plus privilégiée. Le propre d’une œuvre de culture est d’échapper immédiatement à son auteur, de se transformer en une incitation permanente à la parole, en générateur de commentaires infinis. Dès l’origine, les effets de sens prolifèrent, surabondent, produisant des dérives plus ou moins contrôlées vers des voies de plus en plus inattendues. Fuite en avant L’artiste ne peut donc se plaindre que son œuvre est détournée, dénaturée, récupérée à d’autres fins que les siennes, inscrite dans des programmes interprétatifs qui lui semblent improbables, illusoires, douteux, suspects, faux : aucune approche n’est, en soi, récusable, même celle qui fait appel à l’imagination débridée, même celle qui invente dans l’œuvre des aspects qui ne s’y trouvent pas. Chacune apporte un brin de paille pour construire le nid du sens qui ne s’identifie à aucune d’elles mais est en quelque sorte un effet, souvent fuyant, de leur synergie. Cette fuite en avant du sens toujours en retard sur lui-même, c’est cela l’essence de l’œuvre, son insaisissabilité constitutive, cette espèce de trou noir qui absorbe continuellement tous les concepts qui l’approchent sans cesser d’en aspirer d’autres promis au même sort. L’œuvre est une machine à produire, à consommer, à consumer du sens. C’est pourquoi Hassane Choubassi vise juste et faux à la fois dans sa critique de la critique. Juste, en repérant un phénomène universel, faux en n’y voyant qu’un phénomène local. Principe d’incertitude Par notre éducation, notre culture, notre société, nos paramètres personnels, nous sommes bardés de préinterprétations qui nous collent tellement à la peau que nous croyons, naïvement, même quand nous somme prévenus, qu’elles sont l’approche naturelle, vierge, innocente, sans préjugés, de ce qui est proposé à nos sens. Il est impossible de rien percevoir sans le transformer immédiatement. Chacun de nous produit l’univers où il vit. L’objet tel qu’il serait en lui-même est totalement hors de notre portée. Tout au plus est-il un consensus instable, toujours défait et refait, entre membres d’un groupe social, culturel, linguistique. Toute connaissance est régie par le principe d’incertitude : quand je saisis l’image, je rate le sens, quand je saisis le sens, je rate l’image. Joseph TARRAB
Dans une installation polémique, Hassane Choubassi, jeune artiste en pleine ascension, se demandait récemment, au Goethe Institut, si la critique d’art ne tend pas à se substituer à l’œuvre d’art, en ce sens qu’elle oriente le regard et l’induit à voir ce qui, à l’origine, ne se trouve ni dans les intentions ni dans le résultat du travail du créateur. Un mythe Autrement...