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Actualités - INTERVIEWS

Entretien avec Amine Maalouf : « En matière d’acceptation - de l’autre, rien n’est jamais acquis »

Amine Maalouf évoque ici l’absence de Beyrouth dans son œuvre littéraire et sa paradoxale omniprésence, ses souvenirs d’enfance, sa lecture de la ville et de sa tragédie. Une conversation au long cours, érudite et légère. Un moment rare... Les propos sont recueillis par Jade Tabet. A.M : Beyrouth n’est évidemment pas pour moi une ville comme les autres. Lorsque votre ville natale, la ville où vous avez vécu votre enfance, votre adolescence et une partie de votre jeunesse, se transforme en un champ de bataille ; lorsque pendant plus de quinze ans une violence meurtrière menace les fondements mêmes de la cœxistence sociale, de ce principe commun qui constitue l’essence de la cité, comment ne pas évoquer le traumatisme, et l’incapacité de dire ce qui, par son absurdité, dépasse tout simplement le pouvoir des mots ? Effectivement, bien que la guerre au Liban apparaisse en filigrane dans les questionnements qui constituent le point de départ de mes romans, j’ai toujours évité d’en parler directement, et donc de me situer dans un lieu qui a été le théâtre principal des événements sanglants qui s’y sont déroulés. J.T : Une forme de pudeur, alors ? A.M : De la pudeur, peut-être mais aussi le sentiment que les mots ne sont pas innocents. S’il faut dire les choses par leur nom, s’il faut citer les véritables acteurs de cette guerre, il n’est pas sûr que cela permette aujourd’hui d’aller au-delà de la simple dénonciation, ou d’une attitude nihiliste qui se complairait à cultiver les paradoxes ou à exalter l’absurdité de la violence. Et si, au contraire, on se contente de s’exprimer par allusions, comme c’est souvent le cas lorsqu’on évoque la guerre du Liban, comment éviter le piège de l’euphémisme, de ce langage timoré qui ne fait qu’égrener lieux communs et banalités ? J.T Venons-en à la mémoire. Ce Beyrouth où vous avez vécu presque un quart de siècle, qu’évoque-t-il pour vous aujourd’hui ? A.M : Jusqu’à l’âge de quinze ans, j’ai grandi dans le quartier de Ras-Beyrouth, entre la rue Hamra et les collines de sable de Sakiet el-Janzir... Les recompositions urbaines des années 1950 avaient fait de cet espace agricole, où les familles des notables sunnites beyrouthins avaient leur résidence d’été, non loin de la pointe du Phare, un quartier dynamique, le véritable cœur moderne de la ville. La société de Ras-Beyrouth se distinguait alors par une liberté de ton et de comportement qui tranchait avec l’atmosphère plutôt conventionnelle qu’on pouvait trouver dans les autres quartiers... Organisé autour de l’université américaine, un lieu d’enseignement plutôt qu’un lieu de culte, il bénéficiait par rapport aux autres quartiers de la ville, dont certains restaient fortement marqués par leur appartenance communautaire, d’une sorte d’«extraterritorialité» qui en faisait un lieu ouvert, accessible à tous. Cette extraterritorialité n’en faisait d’ailleurs pas un lieu isolé, coupé du reste de la ville : loin de nier la multiplicité des appartenances sociale, communautaire, culturelle ou même ethnique des populations qui s’y rencontraient, loin de gommer les différences, le mode de vie qui s’y était développé avait permis de mettre en place un système d’articulation des valeurs, fondé sur la reconnaissance mutuelle et l’ouverture commune à la modernité. Les images qui me restent de ces années-là sont celles d’un quartier trépidant de vie et d’activité, qui gardait pourtant quelque chose de cette langueur typique des villes de la Méditerranée... En 1962, nous avons quitté Ras-Beyrouth pour nous installer dans le quartier du Musée qui semblait bénéficier du même statut d’extraterritorialité que celui de Ras-Beyrouth. Mais cette similarité apparente cachait, en réalité, des différences profondes. Alors que Ras-Beyrouth, constituait un véritable quartier, un lieu où pouvaient réellement s’articuler les différences, le quartier du Musée, lui, apparaissait plutôt comme un lieu de passage, un vide entre deux pleins, un espace fonctionnel où les différents groupes sociaux ne faisaient que se côtoyer... Plus tard, j’ai souvent pensé que le destin de Beyrouth était peut-être contenu dans la confrontation symbolique entre ces deux formes urbaines opposées. Ras-Beyrouth représentait la promesse d’une véritable dynamique d’intégration associant respect des différences et ouverture à la modernité. Le quartier du Musée, lui, se retranchait derrière une «neutralité» de façade, un anonymat stérile qui n’a jamais pu produire le moindre projet collectif, ni constituer un contre-modèle à l’enfermement des enclaves communautaires. Pendant la guerre, ce quartier s’est d’ailleurs transformé en une sorte de no man’s land constamment menacé par les francs-tireurs. Il ne faisait plus partie de l’espace de la ville, mais de celui de la ligne de démarcation. Du Beyrouth laïque, confessionnel, auquel nous rêvions, à l’image du Ras-Beyrouth d’alors, la guerre a fait un espace éclaté, morcelé, divisé, coupé en deux par une frontière invisible qui traverse le cœur même de la ville, longe le quartier du Musée et va joindre les faubourgs populaires. J.T. : C’est alors que vous êtes parti.. Comme d’ailleurs tous vos personnages, qui partent toujours eux aussi : Léon, Omar Khayyam, Tanios, Baldassare... Pensez-vous que l’exil est une solution ?. A. M. : Je n’aime pas le mot «exil». Il évoque pour moi un autre mot que j’évite d’employer, celui de «racines». Les plantes ont des racines, les légumes aussi, qui s’ancrent dans le sol où on les sème... Les hommes, eux, ont ce privilège de ne pas être condamnés à rester indéfiniment ancrés au lieu où ils ont vu le jour. Ils ont la liberté de pouvoir partir, de choisir les lieux où ils décident de vivre, d’aimer, de faire des enfants, et même de mourir. Quitte, après un long voyage qui peut parfois durer ce que dure une vie, à revenir là où ils sont nés, mais cette fois par choix et non par obligation. C’est pourquoi, au terme de «racines» je préfère celui d’«appartenances», qui n’exclut pas la multiplicité des choix. Cette bande de terre d’où je viens, cette petite languette qui s’étire à l’autre bout de la Méditerranée a d’ailleurs produit depuis toujours, chez les hommes qui y sont nés, un besoin de larguer les amarres. Peut-être est-ce à cause de son exiguïté, de cette forme de pesanteur qu’exerce la proximité de voisins trop puissants, peut-être est-ce la mer, cette ouverture vers l’inconnu, cet appel du grand large qu’on peut difficilement surmonter... J.T. : Beyrouth alors, comme pour Tanios, un port vers d’autres départs ? A. M. : Pas uniquement un port. Je m’en voudrais de réduire cette ville à une seule de ses fonctions, bien que j’estime que toutes les villes portuaires possèdent des caractéristiques communes, qui en font des lieux de brassage et de mélange des populations, mais aussi des lieux vulnérables aux soubresauts de l’histoire : voyez Marseille, Gênes, mais aussi Alexandrie et Tanger ! Beyrouth nous a offert, à un moment de son histoire, une véritable alternative : celle d’y construire une forme d’urbanité capable d’accueillir des espaces plus démocratiques, plus ouverts au monde, et d’initier des transformations qui auraient peut-être permis de dépasser les barrières culturelles et sociales héritées du Asr al-Inhitat, de cet âge des ténèbres où est entrée la région il y a près de quatre siècles. Cette possibilité est malheureusement restée inachevée, comme un projet «en puissance», une tentative inaboutie. J. T. : Cette ville apparaîtrait donc aujourd’hui comme celle d’une promesse trahie ?. A. M. : Le Beyrouth d’avant guerre contenait effectivement des promesses. Il pouvait apparaître comme un lieu où s’exprimaient les aspirations à plus de liberté, plus de démocratie et de progrès social, à contre-courant des tendances dominantes dans la région vers l’instauration de régimes de plus en plus autoritaires. Mais il ne faut pas non plus oublier que ce même Beyrouth portait en son sein la violence qui allait le détruire quelques années plus tard, et que cette violence s’est nourrie de ses contradictions, de ses lâchetés et de ses incohérences. J. T. : Maintenant que cette ville, reniant les promesses dont nous rêvions, a été jusqu’au bout des logiques identitaires... Pensez-vous qu’elle puisse se transformer en contre-modèle ?. A. M. : Oui, peut-être, mais pour que ce contre-modèle ait une certaine pertinence, il faudrait que ce Proche-Orient, où nous sommes organiquement insérés, évolue vers des formes d’organisation sociale, politique et culturelle plus démocratiques, plus ouvertes, des formes plurielles qui admettent la contradiction, la confrontation avec l’autre, sans que cette confrontation débouche systématiquement sur une attitude de déni, de refus du dialogue, ou sur une tentative de domination et d’oppression. Ce qui se passe aujourd’hui laisse malheureusement augurer que cette évolution n’est pas prête à se concrétiser dans un avenir prévisible. Comme Hassan el-Wazzan, qui s’appelait aussi Yohannes Leo et qu’on surnommait Léon l’Africain, je constate que, en matière d’acceptation de l’autre, rien n’est jamais acquis, et qu’il semble toujours aussi difficile, tant pour les individus que pour les sociétés, d’assumer leur propre diversité et de reconnaître pleinement les appartenances multiples qui forgent leur identité.
Amine Maalouf évoque ici l’absence de Beyrouth dans son œuvre littéraire et sa paradoxale omniprésence, ses souvenirs d’enfance, sa lecture de la ville et de sa tragédie. Une conversation au long cours, érudite et légère. Un moment rare... Les propos sont recueillis par Jade Tabet. A.M : Beyrouth n’est évidemment pas pour moi une ville comme les autres. Lorsque votre...