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Actualités - DOCUMENTS

Humaniser la mondialisation, plaidoyer de Salamé pour une « voie médiane »

En ouverture de la conférence internationale «La francophonie aux défis de l’économie et du droit aujourd’hui», le ministre de la Culture, Ghassan Salamé, a défendu le projet d’une «voie médiane» qui, tout en admettant le caractère «inexorable» de la mondialisation, se propose de «l’humaniser» et de la «démocratiser». Voici le texte intégral de l’allocution du ministre de la Culture (les intertitres sont de la rédaction) : «Ce n’est pas pure consolation que de dire que, malgré le report du IXe sommet de la francophonie initialement prévu pour la fin de ce mois à Beyrouth, la conférence internationale que j’ai le grand plaisir d’ouvrir ce matin n’a rien perdu de son importance et je salue ceux parmi nos amis d’outre-mer qui ont bravé des craintes compréhensibles et surtout des circulaires ministérielles stupides pour se joindre ce matin à nous. Je ne serais pas gratuitement paradoxal en allant plus loin, et en disant qu’en raison même du report de ce sommet, votre rencontre n’en devient que plus pertinente, de par son contenu et de par sa portée. Les événements récents, depuis le traumatisme du 11 septembre jusqu’aux frappes répétées de ces derniers jours, et qui ont conduit à notre décision de suivre le vœu du secrétaire général de l’OIF de reporter le sommet, n’ont fait que donner plus d’acuité et plus de sens aux problématiques que vous allez soulever ici durant les heures à venir. Il suffirait pour s’en convaincre de deviner les ressorts profonds de la crise internationale qui se profie devant nous, et d’en lire les multiples enjeux, au premier chef desquels une résurgence identitaire qui cache mal des distorsions économiques, politiques et juridiques gigantesques à travers la planète. Il suffirait aussi, pour comprendre la justesse de votre intuition en choisissant votre objet de débat, de jeter un coup d’œil rapide aux sujets de réflexion que nous nous apprêtions nous-mêmes à soumettre à nos hôtes francophones, sous l’intitulé de IXe sommet reporté, à savoir “Le dialogue des cultures”». *** «C’est de la mondialisation que nous étions partis dans notre questionnement autour de ce que la francophonie avait à dire à l’heure des grands changements contemporains. De cette mondialisation devenue belligène, prônée comme une nouvelle religion politique universelle et unilatérale par les uns, honnie et combattue comme le mal absolu et la source de tous les maléfices par les autres. Y aurait-il moyen pour nous, à la fois pays du Sud, occidentalisés par les vents de l’histoire – peu, beaucoup, bien, ou mal, c’est encore autre chose, ayant le français et certaines de ses valeurs en partage, de tenter de tracer et d’incarner un semblant de troisième voie, une voie médiane et rationnelle qui prendrait la mondialisation pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un mouvement inexorable de la société internationale, tout en tentant de la maîtriser, de l’humaniser et de la démocratiser en en localisant les périls et en y participant à notre manière ? Voilà la question que nous nous étions posés il y a près d’un an, et à laquelle 55 dirigeants d’une grande partie du monde étaient appelés à répondre dans cette capitale. Faudra-t-il donc nous résoudre, maintenant que ce que certains appellent la première guerre mondiale du XXIe siècle commence, à revoir notre copie, à ranger nos interrogations et les vôtres, et à nous contenter de choisir notre camp dans le grand carnage au nom d’un supposé inéluctable choc des civilisations qui s’annonce, et qu’il est encore temps d’éviter ? Je ne le pense pas du tout, et le seul fait de votre présence ici, sous les auspices qui sont les vôtres, me laisse croire que vous ne le pensez pas non plus». Sur le mode de l’hégémonie «Si la mondialisation a aussi voilement produit ses contradicteurs, c’est qu’elle a souvent été déclinée, il faut bien l’admettre, sur le mode de l’hégémonie. Hégémonie de quelques puissances, pour ne pas dire de l’une d’entre elles, sur les ressources de la force et du pouvoir ; hégémonie d’un petit groupe d’États sur la définition et sur les mécanismes d’énonciation des normes et des sources du droit ; hégémonie d’un tout petit nombre de sociétés et autres sur les modes de production et de diffusion de la culture et sur les fabrications d’imaginaires uniformisés. Si la globalisation a généré d’aussi sanglants opposants (qui d’ailleurs sont toujours prêts à faire l’apprentissage de ses techniques tout en en récusant les valeurs) c’est qu’elle s’est souvent traduite aussi par des fossés inégalitaires vécus par leurs victimes comme des agressions culturelles. La suprématie d’un seul modèle économique, décrété comme l’unique viable et comme l’ultime recette contre le retard économique, s’est vue étendue à d’autres sphères qu’à celles de la matière, pour régenter celle de la culture et des biens culturels. C’était oublier que la culture naît et répond à d’autres rationalités. C’était occulter que parce qu’elle est tout à la fois définition de soi, vecteur du rapport aux autres, dépassement du monde et source de sens, que c’est parce qu’elle est tout cela et plus encore, que la culture ne saurait être soumise aux simples lois du marché. En plus des crispations identitaires que telle hégémonie ne pouvait manquer d’engendrer, c’était une faille d’un type nouveau qui se créait alors entre le Nord et le Sud de la planète et au sein de chaque hémisphère entre les “branchés” et les marginalisés. Alors que les conditions matérielles étaient le marqueur de toute inégalité à l’âge industriel, c’est l’accès au savoir et à l’intelligibilité du monde qui devient la source de toute inégalité à l’ère des technologies de l’information et de la nouvelle économie. C’est à l’épreuve de ces dérives que nous sommes tous appelés à un effort de vigilance, si la francophonie voulait encore être autre chose qu’un simple club de puristes tout occupés à pratiquer entre eux et à défendre la langue de Racine. À la tentation hégémonique, il s’agira d’opposer un effort inlassable, dans toutes les enceintes où cela sera possible, qui vise à formuler un corpus normatif universel construit dans le consensus, et irrigué par les valeurs qui nous fédèrent, celles des droits de l’homme, de leur inaliénabilité, et celle des droits des peuples à la vie et à la dignité. À l’encontre du darwinisme culturel qui menace les cultures les plus faibles, il conviendra de plaider pour la complémentarité des apports de chaque civilisation, qui fait des richesses de chacun le véritable patrimoine commun de l’humanité. Face à l’inégalité de la connaissance, il nous faudra décloisonner les compétences, faire correspondre entre elles les cultures, mais avant tout mettre à bas les formes les plus simplistes du classement et du stéréotypage de l’autre. Plus qu’à n’importe quel autre moment, c’est ce défi qui nous est aujourd’hui lancé par la folie d’un monde où nous n’aurons de place qu’ensemble, au-delà de – mais avec – nos différences». Qu’avons-nous fait de notre après-guerre ? «Si j’ai voulu brosser à grandes lignes les axes principaux de la problématique que nous avions pensée utile pour la communauté francophone à l’aube de ce siècle, reste encore à ébaucher ce que serait la part libanaise – et elle reste de mise, avec ou sans sommet – de cet ambitieux chantier. Où sommes-nous nous-mêmes de la préparation à ces défis, et qu’avons-nous fait de notre après-guerre ? Vous me permettrez, ce matin, de mettre de côté tout propos lénifiant, et de me laisser aller à quelques remarques, reflets d’un constat lucide où point une certaine inquiétude. Le Liban et les Libanais ont très tôt compris, avant même la mondialisation et ses théorisations, que le renfermement sur soi était le début de la marginalisation. Nos entrepreneurs, souvent en avance sur leur État, l’ont très vite perçu et vécu, dotant l’économie libanaise d’un réseau dont la densité n’avait d’égale que la résilience. En ce moment de grand chambardement, conservons-nous encore, saurons-nous conserver plus avant, un avantage comparatif largement dû aux hasards de la géopolitique ? C’est à une redéfinition courageuse et profonde de notre rôle dans la division internationale et régionale du travail que nous sommes aujourd’hui conviés. Parallèlement, c’est à une réévaluation de notre système économique et de son environnement politique et administratif que nous sommes instamment appelés. Tous les prétextes du monde, tous les alibis de la terre ne sauraient plus, aujourd’hui, pardonner la moindre minute de retard sur la voie de la prise de conscience et du début de la réforme. Sentons-nous déjà le vent international venir, notre complexe financier est-il convié sans ménagement à plus de transparence ? Profitons-en alors pour assainir le reste de nos circuits. C’est sur le tertiaire que se fonde la compétitivité de la nouvelle économie ? Optimisons alors un choix de départ – largement et injustement critiqué par beaucoup – en dotant nos sociétés de services et nos jeunes pousses technologiques et informatiques des meilleurs atouts dont nous pouvons disposer. Le savoir et son acquisition sont-ils aujourd’hui les clés de la croissance ? Les citoyens arabes émigrés en Occident viennent-ils à nous chassés des campus hostiles d’où les chasse le 11 septembre ? Que cela nous motive alors pour redonner à notre enseignement supérieur un lustre bien entamé, et mettons un terme à l’industrie de clonage des pseudo-universités qui se propagent chez nous à la vitesse du cancer. Mais au-delà de tout cela, si un ressaisissement est sans doute nécessaire pour retrouver le chemin de notre créativité économique, c’est à nous, politiques, qu’incombe la responsabilité d’une révision sans complaisance. S’il est certain qu’est bien révolu le temps où l’État, appareil tout puisant, assurait seul protection, production et génération d’ordre social, il nous faudrait quand même retrouver, ne serait-ce qu’au niveau de l’éthique, un sens de l’État que l’emprise renouvelée des intérêts sectoriels, corporatistes et privés auront fini par enterrer après l’avoir occis. À l’orée d’une mondialisation qui, avant tout, révise en profondeur la nature et les fonctions de l’État, nous serions bien avisés de repenser le nôtre pour le revaloriser, à tout le moins comme étant notre unique dénominateur commun. «Ces appels à l’énergie dans la réforme sortent de la plume d’un politique qui ne cache plus son impatience devant la lenteur d’une machine d’État coincée entre le corporatisme des secteurs qui la composent et une bureaucratie qui fait son miel de l’impuissance des politiques, pour imposer sa propre stérilité et légitimer ses propres déficiences. L’État, même dans cette phase où son rôle est redéfini face au marché, ne saurait être réduit ni à la somme d’intérêts sectoriels et particuliers qui se drapent gauchement dans une légitimité nationale ni à un instrument dans les mains de ceux qui tirent de leur fonction, de leur fortune ou de leur statut social des raisons pour considérer le politique comme un exercice de partage continu de ressources publiques d’ailleurs en diminution constante. L’État, pour être réformé, doit cesser d’être une source d’enrichissement, ou une assise de pouvoir personnel ou une usine de notabilité ou, pis encore, ces trois perversions à la fois». *** Regarder passer la tempête «Les temps qui s’annoncent seront probablement chargés de bruit et de fureur. Devrons-nous nous suffire de regarder passer la tempête, en priant qu’elle n’emporte pas avec elle les frêles esquifs que sont des pays comme le nôtre ? La détermination du Liban à accueillir, dans un an, le sommet de la francophonie à Beyrouth sur le thème du “Dialogue des cultures”, votre propre détermination à venir sur cette terre débattre des enjeux du droit et de l’économie dans le monde actuel devraient, au contraire, nous inciter au courage et à un certain optimisme. Longtemps, notre pays et notre société ont donné au monde l’image la plus noire de ce que pouvait être l’incompréhension des hommes entre eux dans une société ouverte et plurale. Seulement, nous avons voulu, par le pacte qui nous a réuni de nouveau, donner à voir l’autre face. Celle, difficile mais exaltante, d’un dialogue interculturel des plus concrets, celui qui se fait au quotidien, dans nos écoles, nos universités, nos entreprises, nos marchés et nos foyers. Sachons, ensemble, rester à la hauteur du sacrifice qu’aura coûté cette renaissance, pour qu’aujourd’hui encore nous infirmions, au nom de l’humanité tout entière et avec elle, les cassandrismes faciles dont on nous abreuve, pour que soit remplie notre mission, pour que survive notre créativité et pour que vive le Liban».
En ouverture de la conférence internationale «La francophonie aux défis de l’économie et du droit aujourd’hui», le ministre de la Culture, Ghassan Salamé, a défendu le projet d’une «voie médiane» qui, tout en admettant le caractère «inexorable» de la mondialisation, se propose de «l’humaniser» et de la «démocratiser». Voici le texte intégral de l’allocution...