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Actualités - REPORTAGES

Ala ' eddine : les deux Chouchous

Dans les coulisses d’un théâtre, quelques longs instants avant le spectacle. Un homme est assis, le dos légèrement courbé, l’attitude pensive. Il répète son texte. Quand on s’approche, la silhouette se précise, la voix se fait plus claire, plus troublante. Ses longs bras de mime parlent déjà dans la pénombre. La ressemblance est évidente, ambiguë, presque dérangeante. L’absent est venu retrouver son public… On le croyait disparu depuis longtemps, et pourtant, Chouchou est bien là, fidèle au rendez-vous. Sur l’affiche de la pièce «Arab Sat», on l’annonce en grandes lettres : «Une pièce de Malek Halaoui, avec Khodr Ala’eddine, Fadia Abboud, et… la participation de Chouchou». Dans l’esprit de nombreuses personnes, Chouchou était une personne à part entière, qui avait totalement réussi à éclipser celle de son créateur, Hassan Ala’eddine. Pour son fils, il était un personnage de scène qui ne devait pas mourir. «Mon père n’a pas eu le temps d’interpréter toutes les facettes de son héros. J’ai voulu montrer certains masques cachés, moi qui, le mieux, connaît son âme…» Une grande âme, doublée d’une imagination et d’un talent exceptionnels. Chouchou, le vrai, l’original, avait dessiné un individu fragile, naïf et attendrissant. Il l’avait doté d’une longue moustache, et paré de bretelles, d’un chapeau informe et de toute la simplicité du monde. Dès sa plus tendre enfance, il jouait à créer des personnages qu’il incarnait devant des voisins amusés. À l’âge de huit ans, il fait une rapide apparition dans une pièce créée par Mohammed Chamel, grand homme de théâtre, écrivain et acteur, qui deviendra plus tard – la vie vous réserve aussi de ces surprises... – son beau-père, son père spirituel et l’inventeur du personnage de Chouchou. Brève apparition pour le petit Hassan qui frappe à une porte et disparaît soudain ! Lui qui ne saura jamais gérer sa fortune fera ses débuts professionnels comme… comptable à l’Arab Bank, avant de se retourner vers le théâtre. En 1965, à 26 ans, il fonde le premier théâtre national quotidien, au cinéma Shéhérazade, rue Béchara el-Khoury. Auteurs et acteurs se joignent à lui, parmi lesquels Nizar Mikati, Ibrahim Meraachli, Marcelle Marina, Hind Taha et, plus tard, Amalia Abi Saleh. Les spectacles se succèdent, Chouchou est né; il anime avec son inépuisable énergie les soirées des amoureux du spectacle, interprétant tour à tour Feydeau, Molière et Labiche. Jusqu’à la fin de sa vie, il en fera son pain quotidien, jouant, quoiqu’il arrive, 365 jours par an, assouvissant ainsi à plein temps un métier, une grande passion. La télévision s’empare de son talent. Ses premiers sketches seront adressés aux enfants. Très vite, germeront de nombreux petits chouchous, fans inconditionnels et parfaits imitateurs de notre Charlot national. Dans les années 70, il interprétera des rôles plus subtils et plus émouvants, avec de gros plans sur son visage aux multiples facettes. “Al-Mouchouar al-Tawil” (la longue promenade) connaîtra un succès considérable. «Pourtant, Chouchou était surtout un personnage de théâtre, avoue Khodr. À la télévision, il était comme amputé de ses gestes. La caméra le freinait trop, sans jamais réussir à saisir et filmer son corps tout entier et ses gestes sans limites !». L’espace de l’écran était trop étroit pour l’étendue de son talent. Et le temps trop court. Chouchou meurt d’une crise cardiaque, en 1975, à l’âge de 36 ans, laissant ses fidèles et son fils prématurément orphelins. Une réplique parfaite Le petit garçon de cinq ans aura brièvement connu son père. «Je me souviens de lui, rentrant à la maison, alors que j’attendais le bus pour aller à l’école. Il demeure pour moi comme une illusion. Le grand acteur, je ne l’ai connu que plus tard». L’adolescent, puis l’homme amoureux de théâtre découvre le père et l’artiste, s’en imprègne jusqu’à vouloir le prolonger, le ressusciter. «Il est dans mon sang… Personne n’aurait pu l’interpréter mieux que moi. Il est et restera mon meilleur exemple. Je n’ai jamais essayé de l’imiter, mais, quel que soit le personnage que j’interprète, il est un prolongement de Chouchou». Khodr a le physique, la voix de Chouchou, deux données naturelles, privilèges et souvenirs d’un père devenu ainsi définitivement présent. Le talent, il le développera à Paris, en suivant des cours de mime avec Marcel Marceau, des stages dans de nombreux festivals français, et enfin, en Californie, où il entreprend des études, durant 5 ans, pour en émerger acteur professionnel. À son retour, la profession et le pays ne lui offrent pas des rôles à la mesure de son attente. «Je n’arrive pas à réaliser 1 % de ce que je rêve de faire… Le pays a changé, les gens ne s’aiment plus. Dans les années 70, la réalité était différente, les choses beaucoup plus faciles. Il y avait une place pour le vrai talent». En huit ans, Khodr-Chouchou sera quand même présent dans 5 spectacles. «Le théâtre est un virus qui vit en moi… J’ai toujours été fasciné par les jeux de geste, le pantomime, la Commedia’ d’El ’Arte. Ce langage est universel, immortel». Dans le dernier spectacle, qu’il interprète actuellement, il apparaît sous les traits de trois personnages différents, dont évidemment celui de Chouchou, revenu en «martyr de la guerre et martyr du théâtre» découvrir un monde qui a beaucoup changé. Khodr, qui a quitté son habit de Chouchou pour mieux parler de son père, n’a pu pour autant se débarrasser de cette ressemblance frappante et émouvante, spontanée, qu’il porte en lui et sur lui. Alors, avant de repartir, il reprend la voix du grand absent, jette un dernier regard plein de tendresse sur des chaises vides, hausse les épaules, ajuste ses bretelles et puis s’en va…
Dans les coulisses d’un théâtre, quelques longs instants avant le spectacle. Un homme est assis, le dos légèrement courbé, l’attitude pensive. Il répète son texte. Quand on s’approche, la silhouette se précise, la voix se fait plus claire, plus troublante. Ses longs bras de mime parlent déjà dans la pénombre. La ressemblance est évidente, ambiguë, presque dérangeante....