Actualités - OPINION
Le verbe en deuil
Par DAVIDIAN Edgar, le 01 mai 1998 à 00h00
Quand on songe à Nizar Kabbani on revoit le poète au verbe d’or qui sut comme personne parler de la femme. Il en fallait du courage pour confier sa part secrète, la plus intime et la plus inaliénable, à un public généralement conformiste et pudibond. Nizar Kabbani est celui qui a ouvert les vannes à une littérature poétique érotique où la chair et la sensibilité ont tout à la fois des frémissements de paradis et de damnation. Car sous les arcanes de sa plume et la cohorte de ses mots, l’ange et le démon se retrouvent brusquement, mais délicieusement, dans le même giron. Grâce à ce poète au verbe retentissant, à la douceur dissolvante, l’image de la femme retrouve une force et un souffle neufs. Images audacieuses, atmosphère «baudelairienne» sulfureuse, sensualité torride qui pouvaient, à l’époque, mettre leur auteur à l’index d’une société levantine outrancièrement puritaine. Mais Nizar Kabbani, damascène à la culture étourdissante, avait déjà opté pour la perdition salutaire de l’homme qui taquine les muses… L’homme «aux semelles de vent» pour reprendre une expression rimbaldienne. Toutefois, si le verbe avait d’emblée séduit notre prince du Parnasse, le Droit l’a conduit à une brillante carrière diplomatique. A l’instar de Saint-John Perse et de Claudel, il sut allier avec subtilité les exigences et les raffinements de cycle diplomatique aux impondérables caprices d’une inspiration que nul n’embrigade. Venu de ces univers complémentaires sans être parallèles, Nizar Kabbani reste pour nous éternellement vivant dans ses mots, ses recueils où le poème se déploie tel un étendard qui flotte au vent… Regardez ces salles qui se remplissaient (lecteurs-lectrices) dès qu’on annonçait qu’il y récitait sa poésie au parfum enivrant de rose aux épines douloureuses… Moment de recueillement où le poète, sans emphase ni lyrisme appuyé, avait le «dire» poétique le plus suave, le plus exquis, là où le chagrin pousse à la pointe du cœur comme un grain de beauté au bas des lèvres… Les salles étaient bondées de femmes superbes, au regard grand comme un soleil… Des femmes jaillies de ses recueils qui ont pour titre «Toufoulat Nahd», «La brune m’a dit…» Comme un rêve porté par une terrible fatalité, les mots de Nizar Kabbani, dans la fluidité d’une syntaxe claire et la musicalité d’une versification sans recherche, ont pu dire la beauté et le mystère du monde féminin. En 1967, il y avait le drame du monde arabe. Le chantre de l’amour, comme sous l’effet tranchant d’une épée magique, a tourné ses mots pour nous entretenir des jours noirs de cuisante défaite. Prise de conscience, mea culpa, dénonciation, indignation, colère et révolte. Comme un volcan qui prend feu, la lave des mots a tout pulvérisé… Pour retrouver ce jeune homme de soixante-quinze ans, terrassé par la maladie, pour retrouver ce fin esthète qui succomba aux charmes des vestiges omayyades autant qu’aux ruines de Baalbeck, pour découvrir l’âme de celui qui respirait avec autant de bonheur l’air des rives du Barada que les embruns du port de Beryte, il faut absolument ce soir, avec dévotion, comme la joie d’un rituel sacré, relire ces pages où la poésie arabe, dans son étincelante formulation moderne, est un authentique cri du cœur, le murmure d’une confidence à peine proférée… le tumulte, les couleurs, la sensualité, l’opulence, la misère, les contradictions, la violence et la douceur du monde arabe sont dans la voix de Nizar Kabbani, décédé jeudi 30 avril.
Quand on songe à Nizar Kabbani on revoit le poète au verbe d’or qui sut comme personne parler de la femme. Il en fallait du courage pour confier sa part secrète, la plus intime et la plus inaliénable, à un public généralement conformiste et pudibond. Nizar Kabbani est celui qui a ouvert les vannes à une littérature poétique érotique où la chair et la sensibilité ont tout à la fois des frémissements de paradis et de damnation. Car sous les arcanes de sa plume et la cohorte de ses mots, l’ange et le démon se retrouvent brusquement, mais délicieusement, dans le même giron. Grâce à ce poète au verbe retentissant, à la douceur dissolvante, l’image de la femme retrouve une force et un souffle neufs. Images audacieuses, atmosphère «baudelairienne» sulfureuse, sensualité torride qui pouvaient, à l’époque,...