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Actualités - REPORTAGE

Regard - Baalbeck , une exposition didactique permanente in situ Museum optimus maximus heliopolitanus (photo)

L’homme de lettres et grand commis de l’État Loutfi Haïdar était «âgé de 15 jours», d’après sa mère, lors de la visite de l’empereur allemand Guillaume II, les 10 et 11 novembre 1898, à Baalbeck. Apparemment, les habitants de la ville, quelque 5000 âmes à l’époque, étaient mieux informés de ce qui s’y passait qu’ils ne le sont aujourd’hui. Même les plus branchés n’ont été avisés qu’au dernier moment de l’inauguration du nouveau double musée didactique in situ de l’Acropole commémorant la fameuse visite et le démarrage des fouilles archéologiques le 27 décembre 1898. Au point que certains assurent qu’il s’agit d’une politique délibérée de ségrégation du complexe des ruines de la ville et de ses habitants. Que diront-ils lorsqu’ils apprendront que le conseil municipal a acquiescé à la demande de la direction générale des Antiquités de supprimer les rues qui séparent les différents vestiges du site, de manière à faciliter les déplacements des touristes qui pourront ainsi les visiter sans avoir à quitter l’enceinte archéologique et donc à s’apercevoir de l’existence d’une population frustrée et humiliée de se sentir éternellement exclue et comme mise au ban par les «gens de Beyrouth». Anne Tohmé se fait d’ailleurs l’écho de cette amertume et de ces griefs dans son article «Le Festival de Baalbeck au carrefour des paradoxes libanais d’avant-guerre» publié dans le volume 69 des «Textes et Études de Beyrouth» édité par l’Orient-Institut sous le titre «Baalbeck: Image and Monument 1898-1998», un ouvrage appelé à faire date car il entreprend, entre autres, de dissiper les mythes entourant l’origine et la construction des temples héliopolitains en rétablissant les faits archéologiques et historiques. Un double musée Cela dit, et bien que les intellectuels du cru eussent préféré un établissement en pleine ville par mesure de décloisonnement, le musée de Baalbeck, réalisé en coopération entre la direction générale des Antiquités et la section orientale de l’Institut allemand d’Archéologie, est une magnifique réalisation à laquelle on ne peut qu’applaudir, en souhaitant sa réédition dans les autres grands sites libanais, chose apparemment promise par le directeur général de la DGA, Camille Asmar, dans son allocution inaugurale. La seule réserve concerne l’incongruité choquante des portails en verre et aluminium des galeries d’accès. Le fer forgé ou le bois, voire le verre seul, eussent été préférables. Mais trêve de récriminations. Le musée se présente en deux sections, l’une logée dans la branche orientale réhabilitée du tunnel monumental du soubassement du temple de Jupiter qui longe la grande cour par en-dessous sur trois côtés, chacun de 100 mètres de long environ, la seconde dans les deux étages de la tour ayyoubide méridionale flanquant l’entrée du temple de Bacchus. Selon Camille Asmar, le musée occupe 1300 mètres carrés, sans préciser s’il s’agit de la crypte seulement ou de l’ensemble crypte-tour. Quoi qu’il en soit, voûtée en berceau, cette longue crypto-galerie haute de six mètres et dont les deux premières assises de pierres cyclopéennes brutes s’élèvent à presque trois mètres, alors que l’appareil de la voûte est plus régulièrement taillé, produit une très forte impression, surtout lorsqu’on se tient au début et qu’on regarde vers le fond. Vivement, qu’on assainisse et restaure les deux autres galeries sans nécessairement les daller: à elles seules, elles peuvent constituer un circuit touristique fascinant, et la plus formidable révélation de l’échelle de l’architecture héliopolitaine, avant même l’accès aux cours et aux temples. Il y a là de quoi étoffer considérablement le musée, en y transportant, par exemple, un grand nombre de pièces sculptées et de fragments architecturaux gisant dehors à l’abandon. Il y faut des moyens. On peut toujours les trouver: pas moins de 16 sponsors privés libanais et allemands ont contribué à la réussite de ce qui doit être considéré comme un premier pas, malgré la haute qualité du travail entrepris par le comité d’organisation (Camille Asmar, Margarete Van Ess, Hélène Sader, Suzy Hakimian, Toufic Rifaï, Isabelle Skaff), la conceptrice (Petra Müler) et les architectes de l’exposition (Brigitte Fischcer, Mona Yazbeck). Dallage, éclairage, système d’accrochage, socles, panneaux explicatifs, scénographie, déroulement muséologique, cartels, tout est fait pour faciliter la visite et surtout la compréhension de l’histoire et de la structure de l’Acropole. Vingt pièces Le crypto-musée ne comporte qu’une vingtaine de pièces bien choisies: céramiques du chalcolithique (4000-3200 av. J.-C.), du Bronze ancien (3200-1950 av. J.-C.) et moyen (1950-1600 av. J.-C), des torses masculins et féminins, une Vénus-Atagartis, déesse de la fertilité et de la prospérité, assise en majesté sur un trône flanqué de deux sphinges, une stèle dédiée à Vibia Aurelia Sabina, fille de l’empereur Marc Aurèle, un fragment de plafond du grand autel, un satyre du IIIe siècle AD, deux fragments de corniche richement ornés, des protomées de lion et de taureau, un grand chapiteau d’ordre corinthien, comme l’ensemble de l’ornementation des temples, un chapiteau plus simple et une plaque de chancel portant une croix grecque inscrite dans un cercle provenant d’une église disparue de Ras el-Ayn, et, au fond, pour clôturer le parcours didactique, un très beau fronton de niche du temple de Bacchus taillé et finement ciselé dans un seul bloc. Ce n’est qu’un avant-goût de ce que l’on verra plus tard dans les temples. Mais l’intérêt principal du musée consiste dans les panneaux explicatifs et illustratifs conçus et rédigés par Margarete Van Ess, directrice de la section orientale de l’Institut allemand d’archéologique, qui sont repris dans la brochure-catalogue de l’exposition - «Heliopolis Baalbeck 1898-1998: à la découverte des ruines». Affichés sur des panneaux en plexiglas, des textes denses mais clairs, des cartes, des plans, des dessins de reconstitution, des photographies permettent de suivre, dans l’espace et le temps, l’histoire de l’Acropole depuis le calcholithique. Très ancienne occupation du site, de nature domestique, d’abord. Des restes de murs dans la grande cour datant probablement du Bronze moyen ont été découverts en 1960, ainsi que des objets datant de l’âge du Fer (XIIe-IVe siècle av. J.-C.). L’antiquité et la continuité de l’occupation du site est également attestée par l’architecture même de l’Acropole: les vestiges cultuels anciens sont entourés de hauts murs et soigneusement couverts, ce qui explique l’exhaussement de la grande cour et, du même coup, l’existence des tunnels de soubassement abritant le musée. Au premier siècle av. J.-C, Baalbeck est déjà la «ville sainte» des tétrarques du royaume bédouin des Arabes Ituréens basés à Chalcis (Anjar): un sanctuaire hellénistique a laissé des vestiges sous la grande cour et sous le podium du temple de Jupiter qui l’a recouvert. Temples inachevés Ce n’est qu’en 15 av. J.-C que commence l’édification des temples romains qui se poursuivra jusqu’au troisième siècle AD, sans qu’aucun soit achevé, peut-être intentionnellement. On trouve d’ailleurs des éléments architecturaux à toutes les étapes d’exécution, ce qui permet de reconstituer les techniques de travail. Bien que le décor architectural fût tout à fait au goût de ce qui se faisait de plus «moderne» à Rome et en Asie Mineure, la structure des temples et donc le culte étaient nettement proche-orientaux: escaliers menant aux toits où devaient se dérouler des rites spéciaux, autels monumentaux à plusieurs étages dans la grande cour, centre du culte probablement plutôt que le temple lui-même, bassins de lustration pour les ablutions, deux colonnes symétriques isolées comme au temple de Jérusalem et de Melqart à Tyr, adyton surhaussé ou Saint des Saints dans le temple de Bacchus… En tout cas, le seul dieu de Baalbeck bien connu et identifié, «Iouppiter Optimus Maximus Heliopolitanus», avec son fourreau compartimenté où figurent les sept planètes, est un nom romain pour le dieu cananéen de l’orage, dieu du ciel et chef du panthéon, Baal-Adad, flanqué de deux taureaux. Tout cela est détaillé par le menu, temple par temple, avant d’en arriver à la destruction du temple de Jupiter par l’empereur chrétien Théodose en 380, bien que certaines sources prétendent qu’il existait encore au VIe siècle. En tout cas, la résistance des habitants à la christianisation forcée fut assez longue. À l’époque byzantine, une basilique fut édifiée dans la grande cour avec des pierres du temple de Jupiter. Elle fut démontée dans les années trente pour permettre l’étude des autels romains. Il semble qu’il n’en existe même pas une photographie. Pourquoi? Une dernière section retrace le «réveil des ruines», récits et gravures de voyageurs jusqu’à la visite climatérique de l’Empereur Guillaume II qui, impressionné, demanda très vite au sultan Abdel Hamid la permission d’y faire entreprendre des fouilles qui eurent lieu, pour l’essentiel, entre 1902 et 1904. Elles furent reprises ensuite par les Français sous le mandat et par la DGA après l’Indépendance. Dans une salle latérale, des photographies de type ethnographique de Hermann Burchardt à la fin du XIXe siècle: plus qu’aux habitants de la ville (qui sont donc «invisibles» depuis longtemps), il s’intéresse aux bédouins turkmènes des environs et capte certains lieux aujourd’hui disparus, comme le bain turc. La tour ayyoubide Il faut sortir du crypto-musée pour se rendre à la tour ayyoubide restaurée dans les années 1980 par Walid Joumblatt, alors ministre du Tourisme, pour poursuivre la visite. Au rez-de-chaussée, des explications circonstanciées sur les «villes des morts», nécropoles situées hors les murs, parfois à plusieurs kilomètres, sur les coutumes funéraires phéniciennes et romaines, notamment l’inhumation dans des sarcophages, usage local repris plus tard par les Romains, sur les stèles funéraires figuratives et les portes de tombe en basalte dont des exemplaires sont exposés. Parmi les sarcophages exposés, celui découvert en 1996 à Douris avec un squelette de femme portant des feuilles d’or géométriques sur le front, les yeux, le nez, la bouche, et couronné de 53 feuilles de chêne en or, plus des plaques à têtes féminines sur le torse. On monte au premier étage, une grande salle à éclairage zénithal au-dessus d’un bassin central, pour entamer la période islamique de Baalbeck, qui joue un rôle stratégique à partir de la conquête de la Syrie par les Seljouks au XIIe siècle. Détruite par les Mongols en 1260, la cité est immédiatement reconstruite par les Mamelouks d’Égypte qui réaménagent la citadelle de Zenji (XIIe siècle). Les panneaux détaillent les vicissitudes nombreuses de la ville jusqu’aux Ottomans avec notices illustrées à l’appui sur les mosquées, dont la Grande Mosquée de l’époque ayyoubide au sud-ouest de l’Acropole (Qalaa), actuellement en cours de restauration (on peut se demander si les trois toitures en pente, qui la font ressembler à un hangar, sont bien dans la note de l’époque), et sur les mausolées de Baalbeck et environs. Des carreaux de revêtement des murs des monuments islamiques, un fragment de Muqarnas ottomanc en pierre calcaire, des céramiques polychromes à glaçure, de grandes jarres de provisions sans glaçure, des lampes, des fioles, des «éolipiles», étranges récipients qui recelaient des parfums ou peut-être du naphte («feu grec») sont exposés d’une manière aérée et élégante, l’espace pouvant encore accueillir de nombreux objets tant à l’étage qu’au rez-de-chaussée. Si l’on ne veut pas aller au pas de charge, il faut compter deux à trois heures, avec lecture des panneaux et déchiffrement des illustrations, pour la visite de ce splendide échantillon de coopération culturelle et scientifique internationale, ce double musée dont l’ouverture est en soi un événement, un grand ajout aux entreprises de la DGA depuis qu’elle s’est réveillée de son sommeil forcé: fouilles du centre-ville de Beyrouth et d’autres sites, réhabilitation en cours du Musée national, avec sa belle mise en place, exposition «Liban, l’autre rive» à l’Ima, et maintenant la divine surprise de cet excellent parcours didactique in situ, un véritable «Museum Optimus Maximus Heliopolitanus».
L’homme de lettres et grand commis de l’État Loutfi Haïdar était «âgé de 15 jours», d’après sa mère, lors de la visite de l’empereur allemand Guillaume II, les 10 et 11 novembre 1898, à Baalbeck. Apparemment, les habitants de la ville, quelque 5000 âmes à l’époque, étaient mieux informés de ce qui s’y passait qu’ils ne le sont aujourd’hui. Même les plus branchés...