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Actualités - OPINION

Regard Youssef Aoun : oeuvres récentes Suha Shoman : Of time and sand

L’expérience plastique de Youssef Aoun, l’une des figures de proue de la jeune peinture au Liban, a ceci d’intéressant que la figuration, par laquelle il a commencé sa carrière, a fini par le mener progressivement, à travers l’épreuve des abris souterrains et de leurs murs nus durant les périodes de bombardement (il vivait du reste pratiquement sur la ligne de démarcation), à l’abstraction matiériste et que celle-ci l’a ramené, par une sorte de volonté ou de ruse de la matière elle-même, à une nouvelle figuration en trois dimensions. La pâte qu’il utilise depuis quelques années pour ses tableaux, une mixture de plâtre, de ciment blanc, de colle résineuse et de filasse de plombier principalement, doit être manipulée très rapidement avant de durcir et devenir impropre à l’étalement sur la surface plane de la toile. Entre l’état liquide, plus ou moins poussé selon le degré de dilution, et l’état solide, elle passe par un état visqueux, plastique. Un jour qu’il avait tardé à l’utiliser, il découvrit que cette consistance intermédiaire, qui ne dure qu’une heure à une heure et demie environ, équivaut à une sorte de pâte susceptible d’être modelée à volonté. Durant deux jours encore, elle peut être sculptée à l’aide d’instruments, après quoi elle se pétrifie à froid, sans avoir besoin d’aller au four. Le hasard est souvent le père de l’invention. Il y a donc une parfaite continuité physique entre la matière du tableau et celle des figurines à trois dimensions délibérément sommaires, à la fois primitives et modernes, qui ont fait leur apparition sur les œuvres de petites dimensions — troncs de femmes nues, écartelées, dans des postures de vulnérabilité, de réception et d’abandon devant l’œil et la main, l’accent souvent mis sur le sexe offert, corps de victimes forcées ou consentantes, de suppliciées obscènes ou d’obscènes suppliciées — et sur les plateaux ronds à armature d’osier qui relèvent davantage de la sculpture et de la présentation théâtrale, comme de mini-plateaux de scène, mais qu’on peut considérer comme des tableaux horizontaux, avec leurs corps recroquevillés, accroupis, couchés sur le dos, tassés sur eux-mêmes comme des ballots humains, corps d’hommes et de femmes intimidés, violentés, réprimés, massacrés. Sur les tableaux, cette mixture, teintée dans la masse, donne à la fois des fonds d’une texture extrêmement fine pouvant être très subtilement modulés dans des tons de terre sobres par couches ou glacis successifs, tout comme la peinture à l’huile, avec des effets de pureté et même de limpidité, paradoxalement, et des figures ou configurations quasi géométriques à texture beaucoup plus rugueuse, à couleurs plus fortes et soutenues, noir, rouge, bleu, blanc, ocre, marron. En sorte que Youssef Aoun peut jouer sur une gamme assez large d’effets de surface rien qu’en variant la liquidité de sa mixture plus ou moins pigmentée. Objets décoratifs Les couleurs franches, les constructions, les formes figuratives — il y a même une silhouette intitulée «autoportrait» — sont une nouveauté dans cette démarche matiériste poursuivie depuis quelques années. Elles renouent avec les formes et les couleurs des débuts de Youssef Aoun. Sur les œuvres de petites dimensions, apparaissent, à côté des corps féminins immobilisés dans leur éternel écartèlement, des toiles déchirées enroulées et ficelées en formes phalliques, ou encore, des planches de bois avec leur écorce. Parfois, la barre de bois, au lieu d’être verticale, est placée horizontalement en haut du tableau, telle une sorte de seuil supérieur infranchissable, de plafond, de limite, de loi transcendante pesant sur les corps couchés en dessous, comme dans «Trésor Caché» qui comporte également un paquet ficelé. Dès que des formes et des figures se mettent en place, leurs positions respectives les chargent automatiquement d’un sens visuel, même si elles restent abstraites. Quand deux formes plus ou moins équilibrées se font face à distance respectable, ou respectueuse, c’est l’annonciation de l’Ange à Marie ou le dialogue du maître et de l’élève. Quand une foule de formes fait pendant à une forme principale, c’est le cheikh en chaire de Wassit et ses auditeurs, le dieu ou l’idole et ses adorateurs, le Christ et ses disciples, Bouddah et ses moines, Socrate et ses amis. Certains tableaux sont construits de telle manière qu’ils peuvent être posés, indifféremment, sur l’un ou l’autre des quatre côtés, sans perdre leur cohérence visuelle ni leurs suggestions figuratives, différentes dans chaque position. Comme celui qui donne l’impression, tellement le placement relatif des formes suggère le mouvement, d’un éboulement de roches tombant en chute libre entre les parois d’un gouffre. Youssef Aoun, qui a d’ailleurs en lui quelque chose de monacal, visite souvent, à son dire, la vallée de la Kadischa, avec ses falaises à pic et ses cavernes. Retourné, le tableau évoque de tout autres images. Cependant, quelles que soient les connotations des textures et des formes, les toiles de Youssef Aoun entendent rester, de son propre aveu, des objets décoratifs, c’est-à-dire des objets capable d’attirer, de retenir, de provoquer ou de combler le regard par leur présence incontournable mais peu agressive et leurs qualités tactiles et formelles, tout en donnant licence à toutes sortes de lectures. (Galerie Epreuve d’Artiste). Ascèse Suha Shoman (née en 1944 à Jérusalem), fondatrice du centre d’art «Darat al-Founoun» à Amman, une véritable maison de la culture avec ses salles d’exposition, de théâtre, ses ateliers, ses logements pour artistes résidents, sa bibliothèque, vient de signer, à la galerie Emmagoss, Zalka, un ouvrage — «Of Time and Sand» — qui retrace l’évolution de ses peintures inspirées par la ville nabatéenne de Petra en Jordanie au cours des dix dernières années. On peut en admirer quelques exemplaires sur les murs de la galerie. Les 70 illustrations de l’ouvrage sont accompagnées de textes courts mais précis et éclairants de Jabra Ibrahim Jabra, l’éminent critique irakien, et Noël Favelière. Remarquables, chez Suha Shoman, la rigueur, la sobriété, la maîtrise de la couleur et la force tranquille de son geste tant dans les huiles que dans les mixed-médias sablés (avec le sable aux multiples couleurs de Petra elle-même), que ce soit sur toile, sur papier ou sur cahier. Comme si elle s’effaçait elle-même, par une ascèse à la fois intérieure et artistique (d’autant plus difficile qu’elle avait commencé par pratiquer une peinture abstraite exubérante et spectaculaire à connotations cosmiques), pour se faire l’instrument ou plutôt le miroir des parois rocheuses de la montagne sculptée. Le cheminement de cette ascèse, avec la disparition progressive des formes et des signes explicites pour aboutir à des écrans sableux à la fois homogènes et animés de la vie même du temps griffu, mérite qu’on l’accompagne. Cheminement d’une extrême cohérence qui ne fait aucune concession à la facilité ou à la séduction, mais qui cherche, avec une économie de moyens de plus en plus affirmée, à rendre, par une double identification avec la roche érodée et le temps érodant, l’intensité ontologique d’une double présence, la présence ontologique d’une double intensité.
L’expérience plastique de Youssef Aoun, l’une des figures de proue de la jeune peinture au Liban, a ceci d’intéressant que la figuration, par laquelle il a commencé sa carrière, a fini par le mener progressivement, à travers l’épreuve des abris souterrains et de leurs murs nus durant les périodes de bombardement (il vivait du reste pratiquement sur la ligne de démarcation), à...