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Actualités - REPORTAGE

Les irakiens survivent grâce à une économie de l'ombre

«Mon salaire mensuel de 3000 dinars (2,5 dollars) me suffit tout juste pour vivre un seul jour». Salah, censeur au ministère de l’Information à Bagdad, se plaint des difficultés de la vie quotidienne mais ne se lamente pas. «Avec le temps, on a appris à se débrouiller», dit-il. Comme lui, 20 millions d’Irakiens ont inventé mille et une façons pour atténuer l’impact d’un embargo implacable qui dure depuis sept ans. Avant 1990, les Irakiens bénéficiaient d’un pouvoir d’achat non inférieur à celui de leurs voisins du Golfe. Un dollar à quatre dinars, des salaires moyens de 500 dinars, des prix assez bas contrôlés par le gouvernement, des marchés inondés par tous genres de produits, un gouvernement omniprésent qui offrait les soins de santé et l’éducation gratuitement à la population. Mais aujourd’hui, de cet Etat, principal acteur économique pendant trois décennies, il ne reste que deux manifestations: la planche à billets qui tourne à un rythme infernal et les tickets alimentaires distribués à toutes les familles. Certes, l’impression de la monnaie et la distribution des aliments sont deux fonctions essentielles. Elles ont cependant beaucoup perdu de leur importance dans ce pays à l’économie totalement déstructurée par sept ans d’embargo, précédé de 8 ans de guerre avec l’Iran. En plus de l’érosion dramatique du pouvoir d’achat, l’embargo a privé de leurs emplois des dizaines de milliers d’Irakiens. Ouvriers d’usine obligées de fermer leurs portes, chercheurs et professeurs d’université (ils seraient 25.000 au chômage selon l’ONU), pilotes de lignes, importateurs, artistes...Que sont devenus tous ces gens? Il existe en Irak une économie de l’ombre représentant, selon un professeur à l’Université de Bagdad, 60% de l’activité. C’est en dehors des circuits officiels que beaucoup de produits s’achètent et se vendent. C’est à l’extérieur du cycle économique traditionnel que les Irakiens trouvent les moyens nécessaires pour survivre. Bagdad envahie par les taxis Il suffit de circuler à Bagdad pour comprendre l’ampleur de ce phénomène. La ville est envahie par de vieux taxis blancs et orange qui sillonnent les rues à la recherche d’un client. Le seul produit accessible à tous les Irakiens est l’essence: 200 dinars (environ 200 livres libanaises) les 20 litres. Pour 250 dinars, la voiture vous dépose à n’importe quel endroit de Bagdad. Conscientes de l’importance de ce secteur, les autorités ont considérablement facilité les formalités d’obtention d’une licence. En une seule journée, un chauffeur de taxi peut gagner deux fois plus que le salaire mensuel. Salah fait partie de cette catégorie. «Après mon travail au ministère, je transforme ma voiture en taxi, dit-il. Avant l’embargo, un fonctionnaire n’avait pas le droit d’occuper un autre emploi. Aujourd’hui, l’Etat laisse faire». «Certains pilotes des lignes aériennes irakiennes ont loué leurs services à des compagnies étrangères, ajoute le censeur. La plupart de ceux qui sont restés au pays sont devenus soit chauffeurs de taxi soit mécaniciens. J’ai plusieurs amis parmi eux». Sabbar a toujours été chauffeur de taxi. Mais, depuis l’embargo, son métier est devenu une affaire de famille. Ses frères et lui se relayent 24h/24 sur la voiture pour en tirer le maximum de profit. «Le moteur de ce véhicule ne s’arrête presque jamais de tourner», dit-il. En relation avec les grands hôtels de la capital, Sabbar se charge de trouver des clients pour les compagnies de transport qui font le trajet Bagdad-Amman en contrepartie d’une commission de 10%. Des Irakiens titulaires de diplômes supérieurs n’hésitent pas aussi à travailler comme chauffeurs. Plusieurs d’entre eux se sont présentés au siège des organisations de l’ONU à Bagdad après une annonce passée dans les journaux pour le recrutement de conducteurs de voitures et de camions. «Beaucoup étaient détenteurs de DEA. Il y en avait même un qui avait un doctorat en physique», déclare M. Denis Halliday, coordinateur des organisations des Nations Unies en Irak. Même si des milliers de familles vivent de cela, les taxis ne peuvent pas régler les problèmes de 20 millions de personnes. D’autres formes de circuits basés sur le troc et la vente des biens se sont mis en place. La célèbre rue el-Rachid près du centre-ville s’est transformée en véritable marché aux puces où les Irakiens viennent soit échanger des produits, soit vendre leurs biens contre une poignée de dollars. Dans ce souk aux colonnes blanches appelé el-Nahda, les Irakiens des classes moyennes et pauvres exposent leurs meubles, leurs matériels électroménagers, leurs ustensiles de cuisine...bref, tout ce qui peut intéresser les clients. Hamid, père de cinq enfants, propose un salon trois pièces à 150000 dinars. Plus loin, une femme en tchador veut vendre le berceau de son dernier né. Lessiveuses, machines à coudre, moulins à café, chaises en paille... s’entassent au milieu d’une foule de citoyens-commerçants. Le client qui possède un petit stock de médicaments et de nourritures pour nouveau- nés introduit de l’étranger a de grandes chances de pouvoir l’échanger contre un salon en très bon état. Abdel Khalek, un étudiant en littérature anglaise, vient tous les vendredis exposer une pièce. «J’ai besoin de 400 mille dinars. C’est la somme que tout irakien doit verser pour pouvoir quitter le pays. Je veux rejoindre mon oncle en Egypte», dit-il sans trop y croire. Il s’agit d’une véritable dilapidation du patrimoine familial. Certains n’hésitent pas à mettre en vente de vieux coffrets en bois et en cuivre hérités d’un arrière grand-père. Ce phénomène ne se limite pas aux plus démunis. La vieille aristocratie marchande irakienne, qui a perdu tout ce qu’elle possédait pendant la guerre et l’embargo, n’est pas à l’abri de ce genre de tentations. Mais pour elle, les formes sont préservées. C’est dans des salles de vente aux enchères que l’ex-bourgeoisie expose ses biens. Il y en a une dizaine à Bagdad. Des objets de cristal et d’argent, des bibelots de valeur et parfois des meubles rares sont mis en vente dans ces endroits fermés. Là, les sommes qui circulent peuvent s’élever à plusieurs milliers de dollars. La rue el-Moutanabbi Ceux qui n’ont pas de meubles à vendre exposent alors leurs bibliothèques. Dans la rue el-Moutanabbi non loin de la mosquée abbasside de Bagdad, les trottoirs sont recouverts de livres. Il faut insister pour voir des publications vieilles de plusieurs décennies. «Il s’agit d’un Coran imprimé en 1290 de l’Hégire. 25.000 dinars», déclare une voix enrouée de derrière un immense tas de livres. Certains professeurs d’université n’ont pas hésité à vendre pour quelques centaines de dollars de précieuses bibliothèques. Des érudits qui ont sacrifié les efforts de toute une vie pour nourrir leurs familles. Pour tenter d’enrayer cette hémorragie, les autorités ont pris une décision définitive: il est interdit que les livres sortent d’Irak. Pour pallier la pénurie de papier, les imprimeurs font la collecte des feuilles d’examens dans les écoles et ramassent les papiers dans les administrations publiques et privées pour les utiliser à nouveau. Il n’est pas rare à Bagdad de constater qu’une facture de restaurant et d’hôtel a déjà servi, au verso, de feuille d’examen dans une école ou de formulaire dans une quelconque administration. «L’or blanc», comme l’appellent certains irakiens, est rare en Irak. Et le papier est rationné aussi sévèrement que la nourriture. Le vol de voitures et la cannibalisation des anciens véhicules ont aussi proliféré en Irak. La place Khalani qu’on appelle aussi la place des voleurs à Bagdad, est le paradis des mécaniciens. Tout ce dont ils peuvent rêver, ils le trouvent dans cet endroit. C’est ce qui permet à des voitures vieilles de 30 ans de rouler malgré l’âge. Il y a à Bagdad ce qu’on voit et ce qu’on entend. Ce qu’on entend est encore plus triste que ce qu’on peut voir. D’aucuns parlent d’un «commerce» florissant, celui de la vente d’organes. Pour des sommes dérisoires, des hommes et des femmes se seraient fait enlever un rein. Les «acheteurs» seraient des ressortissants de pays du Golfe. Si aucun réseau n’a encore été démantelé, le gouvernement irakien a quand même interdit cette pratique sous peine de lourdes sanctions. Tous ces bouleversements économiques se sont traduits par une déstructuration de la société. Les familles marchandes traditionnelles n’ont plus aucun pouvoir puisque l’importation a cessé depuis sept ans. La classe moyenne, formée essentiellement des fonctionnaires de l’Etat, des enseignants et des professeurs, a évidemment disparu. Mais a qui appartiennent alors ces limousines luxueuses que l’on croise parfois dans les rues de Bagdad? Ce sont les nouveaux riches, ceux qui ont fait fortune dans la contrebande. Les autorités les laissent faire parce qu’ils introduisent dans le pays des produits de première nécessité. Des classes ont disparu, d’autres apparaissent. Le fossé augmente entre les pauvres et les nouveaux riches. Le paysage social de l’Irak est en pleine recomposition. Dieu seul sait quelle sera la physionomie du pays dans quelques années.
«Mon salaire mensuel de 3000 dinars (2,5 dollars) me suffit tout juste pour vivre un seul jour». Salah, censeur au ministère de l’Information à Bagdad, se plaint des difficultés de la vie quotidienne mais ne se lamente pas. «Avec le temps, on a appris à se débrouiller», dit-il. Comme lui, 20 millions d’Irakiens ont inventé mille et une façons pour atténuer l’impact...