Rechercher
Rechercher

Actualités - ANALYSE

Les émigrés, un potentiel que le système transforme en slogan creux..

Ce n’est pas la première flambée «d’amour». Régulièrement l’un ou l’autre des trois présidents — M. Berry et surtout M. Hariri se déplaçant bien plus que M. Hraoui — prend son bâton de pèlerin pour faire la tournée des popotes, autrement dit des pays à forte concentration d’émigrés libanais, principalement en Amérique et en Afrique. Tout aussi régulièrement ces visites leur sont rendues, de préférence par des officiels étrangers d’origine libanaise, comme on vient de le voir avec le président du Parlement brésilien, M. Michel Temer.

De plus, comme on sait, on a sacrifié le palais Bustros (et les conventions internationales) pour créer un ministère tout spécial des Emigrés. Département qui a eu le mérite d’aider à se dégager (un peu, pas beaucoup, et sans doute moins que la MEA, les A.E. ou les capitales occidentales) les émigrés pris dans le piège africain. Et qui a surtout eu le mérite de grossir les rangs des expatriés de luxe, en confiant d’agréables sinécures à l’étranger à de pleines grappes d’«attachés», fils, filles ou protégés de gens importants...
Ceci étant, cinq ans après l’avènement de M. Rafic Hariri, sept après la fin de la guerre et huit après la création de la deuxième République, il est peut-être temps de se demander ce qu’en termes concrets cette soi-disant politique de magnétisation du potentiel émigré a donné... Quelles sont les facilités accordées aux émigrés pour qu’ils se rattachent à la mère-patrie d’une façon ou d’une autre? Qu-a-t-on fait pour qu’ils retrouvent la nationalité libanaise, souvent perdue par totale inadvertance? Ou pour qu’ils participent activement au redressement économique du pays, sinon à sa vie politique, si vie politique il y a? Oui, qu’a-t-on fait pour qu’ils rapatrient leurs capacités de toutes sortes, financières ou techniques, en tout ou en partie?
Les échanges réels approchent du degré zéro. Les autorités d’ici n’ont planifié ou offert aucun programme de facilités aux émigrés. Il n’est pas étonnant dès lors de constater l’absence totale de ces derniers au niveau des grands travaux de la reconstruction, terrain vite occupé par des sociétés occidentales ou des intérêts arabes, et encore moins à celui du lancement d’entreprises variées, industrielles ou de services, sur place.

Puissance financière

Pourtant, selon les chiffres dont on dispose, moins de dix pour cent du capital émigré libanais suffirait à couvrir tout le plan décennal haririen dit de redressement, pour faramineux qu’il paraisse (18 milliards de dollars), en y rajoutant pour faire bonne mesure toute une kyrielle de fabriques capables d’absorber le trop-plein des forces actives locales qui ne trouve plus à s’employer... et parti tenter sa chance ailleurs! Tout comme les pionniers des premières vagues d’émigration, au dix-neuvième siècle...
En 1994, deux chercheurs français recensaient, dans un ouvrage sur la mondialisation, 800.000 Libanais (ou d’origine libanaise) tenant les leviers de commande dans les domaines les plus actifs, les plus sensibles, les plus rentables de l’économie planétaire et capables, indépendamment de toute considération proprement financière, de faire la décision dans leurs secteurs respectifs... S’il est difficile d’organiser cette «force de frappe» des compétences en lobby mondial, il n’est pas du tout impossible, c’est une évidence, de structurer des réseaux déterminés. D’autant que les colonies libanaises à l’étranger en sécrètent elles-mêmes tout naturellement, mais dans une optique de défense d’intérêts locale ou régionale, sans regard porté sur la mère-patrie.
Toujours est-il que demain, samedi, la commission épiscopale de la diaspora libanaise que dirige Mgr Chucrallah Harb célèbre une journée qui sera consacrée au thème du resserrement des liens, notamment au niveau de la jeunesse résidente et expatriée.
De son côté, la Ligue maronite, qui planche sur le même dossier, a entendu récemment l’exposé d’un spécialiste, qui n’est pourtant pas maronite, M. Fouad Turk qui a évoqué les moyens à mettre en œuvre pour exploiter à tous points de vue le potentiel émigré, d’une manière tout à fait concrète, en sortant des sentiers battus d’un sentimentalisme verbeux de banquet folklorique...
On sait que la Ligue «a fait son affaire», en attaquant même devant le Conseil d’Etat, les décrets de naturalisation qui ont «oublié» les émigrés, d’une priorité: la restitution aux Libanais du dehors de leur nationalité libanaise. «A partir de là, dit un ancien ministre, les émigrés, redevenus des citoyens à part entière, se sentiraient toutes les obligations inhérentes à ce statut qui rend également la République responsable à leur égard. Il y aurait un engagement que des organismes comme l’Union culturelle libanaise dans le monde, mais aussi nos diocèses et nos paroisses à l’étranger, partageraient».

Irrégularités

Pour sa part, M. Turk ancien ambassadeur, ancien secrétaire général du palais Bustros, relève que les premières entraves à une action coordonnée peuvent se résumer comme suit:
— Le différend pendant entre les Affaires étrangères et le ministère des Emigrés sur les prérogatives et sur le rôle, ou le double emploi, des attachés à l’émigration dont la mission ne concorde pas avec les dispositions de la Convention de Vienne réglant les relations diplomatiques ou consulaires entre Etats, ni avec les usages internationaux.
En clair: dans l’orthodoxie de la pratique diplomatique un Etat considère comme une immixtion dans ses affaires intérieures le fait qu’un autre Etat s’occupe officiellement de ses nationaux résidents, même s’ils ont la double nationalité. En clair aussi: selon cette théorie, le Liban peut avoir autant d’attachés à l’émigration qu’il veut, à condition qu’ils opèrent sur son propre territoire et non sur celui des pays d’accueil où les résidents qui n’ont gardé que la nationalité libanaise disposent, selon les règles internationales, de services consulaires pour s’occuper d’eux. Donc, s’il doit y avoir des attachés à l’émigration au dehors, ils ne peuvent pas y porter ce titre mais faire partie des services consulaires libanais... Lesquels, déjà au complet, dépendent sur place du chef de mission( ambassadeur, ministre plénipotentiaire ou chargé d’affaires) et ensuite du Palais Bustros!
— La deuxième difficulté, rappelle M. Turk, découle de la division de l’Union culturelle libanaise dans le monde, qui s’en trouve quasi paralysée. Cet organisme, créé dans les années soixante, a à son actif plusieurs congrès réussis (de juristes, de médecins, d’ingénieurs, d’hommes d’affaires, de jeunes...). Mais il a été contaminé par les clivages du temps de guerre. Les morceaux avaient été cependant recollés vaille que vaille au Brésil il y a trois ans, avec un consensus pour l’élection d’un nouveau président et d’un nouveau directoire Mais à l’issue de son mandat, il y a un an, ce «conseil supérieur» a cru devoir s’autoproroger, ce qui bien sûr a provoqué une levée de boucliers et un autre «conseil», tout aussi «supérieur» a été proclamé à l’issue d’un congrès organisé à Los Angeles. Le Palais Bustros a exprimé sa sympathie pour ce dernier mouvement, tandis que son frère ennemi, le ministère de l’Emigration, soutenait l’équipe du Brésil, alliée pour tout dire du Conseil-Afrique de l’UCLM.
Dans cette pagaille, les initiatives positives sont évidemment bloquées, tant sur le plan socio-culturel que sur le plan économique.
Il s’agit donc de déblayer d’abord le terrain à ce niveau, de dissiper les clivages entre les services officiels comme entre les groupes de notables émigrés, pour réactiver une organisation qui peut être extrêmement utile, en termes de «rapatriement» des capacités libanaises ou en termes de promotion des intérêts du pays à l’étranger, pour l’obtention d’aides par exemple.
Il reste que, comme le souligne M. Turk, il faut bien s’entendre sur la définition même de l’émigré. S’agit-il du particulier dont les parents, les grands-parents ou les ancêtres ont quitté le pays et qui serait lui-même né à l’étranger?

Une diaspora hétérogène

On aurait à ce compte-là plus de 12 millions de Libanais au dehors. Et il faudrait plutôt parler de «propagés», pour bizarre que puisse paraître ce terme, que d’émigrés. On aurait du reste beaucoup de mal à les intégrer vraiment dans une diaspora cohérente et il serait en tout cas impossible, défendu, de traiter avec eux comme s’ils étaient des Libanais à part entière, du moment que la plupart n’ont plus la nationalité. Et ceux qui l’ont gardée, ce qui est surtout valable pour les générations récentes qui ont elles-mêmes émigré, ont forcément tous acquis une autre nationalité qui est devenue, par nécessité pratique, la seule qui les intéresse.
De plus, on ne peut pas avoir exactement un même langage avec les différentes classes, franges, sortes ou catégories d’émigrés. Les problèmes ne sont pas du tout les mêmes, les mentalités non plus, pour ceux qui sont installés en Afrique et ceux qui sont installés en Amérique ou en Océanie. Et d’une contrée de continent à une autre, d’un pays à l’autre, les différences sont également très accusées. Sans compter que ceux qui se sont installés dans des zones stables et prospères n’envisagent pas du tout de revenir alors que ceux qui travaillent en Afrique par exemple ou dans les pays du Golfe ne rêvent que de cela. Sans parler de ceux qui à cause de la guerre ont gagné l’Europe.
Quant à la nationalité, le droit du sang devrait parler et elle devrait être accordée à quiconque serait de père libanais, c’est-à-dire plus précisément dont le père aurait gardé sa carte d’identité.
Mais il est plus difficile, pour d’innombrables raisons, de remonter plus loin, encore que les descendants de la vague dite de 1924 devraient être automatiquement réintégrés, la nationalité n’ayant été perdue alors que par un manque d’information et de communication (les anciens sujets de l’Empire ottoman devaient, au terme de la convention de Lausanne, indiquer quelle nationalité ils voulaient et les Libanais émigrés n’en avaient pas été avisés).
Mais il faudrait pour cela une loi du Parlement et il ne suffit pas que M. Nabih Berry se déclare favorable à cette idée... On note cependant que la Place de l’Etoile pourrait s’inspirer de l’exemple syrien, un décret du président Hafez el-Assad autorisant tout Syrien d’origine à retrouver la nationalité syrienne sur simple demande.
Toujours est-il que, comme l’épouse étrangère peut être faite libanaise au bout d’un an, tout Libanais d’origine qui s’installe définitivement au Liban doit de ce fait même pouvoir obtenir la nationalité libanaise.
Il y a donc beaucoup à faire, avant de songer à créer un lobby libanais mondial dont l’un des objectifs principaux serait d’attirer des capitaux au Liban. Et il y a fort à parier que le système étant ce qu’il est, on continuera à traiter la question à coups de visites épisodiques et de banquets...

E.K.
Ce n’est pas la première flambée «d’amour». Régulièrement l’un ou l’autre des trois présidents — M. Berry et surtout M. Hariri se déplaçant bien plus que M. Hraoui — prend son bâton de pèlerin pour faire la tournée des popotes, autrement dit des pays à forte concentration d’émigrés libanais, principalement en Amérique et en Afrique. Tout aussi...