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Actualités - OPINION

Rideau de fumée

C’est à la super-star du courage, de la dignité humaine et de l’intense communication de masse, plutôt qu’au chef de l’Eglise catholique, qu’est respectueusement adressée cette missive; peut-être n’est-il pas trop présomptueux d’espérer que l’illustre hôte du Liban d’ores et déjà assailli de lettres ouvertes, doléances et autres suppliques, pourra généreusement lui prêter, elle aussi, quelque attention.
Ce pays où vous débarquez pour la première fois aujourd’hui, Saint-Père, vous le connaissez très bien pourtant, pour être toujours resté à l’écoute de ses plaintes; pour l’avoir sans cesse entouré de votre sollicitude, pour lui avoir consacré vos prières angoissées. La visite dont vous l’honorez, on a bien pris soin de souligner qu’elle revêtait un caractère strictement pastoral; c’est déjà énorme, pour une chrétienté libanaise livrée à l’inquiétude et à la morosité, mais qui n’aspire à rien d’autre qu’à l’harmonie retrouvée: la vraie, celle qui se fonde aussi bien sur les préceptes divins que sur les accommodements des hommes voués à vivre ensemble — ensemble, et non simplement côte à côte — sur le même lopin de terre. A cette chrétienté en désarroi, nul ne doute que votre seule venue suffira à donner un élan nouveau, chargé de promesses.
C’est énorme oui, mais fort heureusement ce n’est pas tout. En venant fouler le sol libanais, Votre Sainteté accomplit aussi un acte politique, dans son acception la plus noble: quoi de plus politique en effet que cette éclatante affirmation de l’existence d’un pays, d’une entité nationale que d’obscures convergences d’intérêts internationaux et régionaux contribuent à vouer à la déliquescence et à l’oubli? Quoi de plus politique encore que votre vibrant acte de foi dans ce modèle libanais absolument unique, au sein duquel chrétiens et musulmans peuvent prétendre aux mêmes droits et obligations: cela au milieu d’un environnement où règne la loi de l’uniformité, où l’on ne cultive pas trop le souci des libertés fondamentales, et où même les régimes les plus modérés et les plus pro-occidentaux sont tenus de ménager les intégrismes, comme le montrent les dernières restrictions frappant les coptes d’Egypte?
D’aucuns ont publiquement émis la crainte que cette visite — éminemment politique une fois de plus, quoi qu’on en dise, et dont le point fort sera la signature, ce soir à Harissa, de l’Exhortation post-synodale sur le Liban — vienne réveiller, çà et là, de vieux démons: qu’elle ne remédie à la prostration des chrétiens que pour mieux inciter à l’aventure. A l’inverse, d’autres se sont émus de la reconnaissance du fait accompli, de la caution morale apportée au système actuel qu’elle pouvait selon eux impliquer, même de la plus involontaire des manières. Pour l’écrasante majorité des Libanais cependant, les uns et les autres ont tort: autant sinon plus que pour les chrétiens en effet, l’intérêt bien compris des musulmans de ce pays, leur seule chance d’échapper à la dilution dans le vaste Proche-Orient arabe, de conserver leur patrie, réside dans cette convivialité que l’on s’est acharné à détruire dans la guerre, et que la paix n’a que très imparfaitement restaurée. Quant aux efforts de récupération de ce voyage par le système, ils ne peuvent tromper grand monde. Et surtout pas le Vatican qui, bien que rompu aux relations entre Etats, sait mieux que quiconque le gouffre qui peut exister entre Etats et nations, entre légalité internationale et légitimité populaire.
D’importants personnages se presseront dès aujourd’hui pour accueillir Votre Sainteté et solliciter Sa bénédiction, puisse celle-ci les éclairer sur le droit chemin. Ce n’est pas pour eux, toutefois, que vous venez: vous êtes là pour les centaines de milliers de fidèles — et aussi de non-chrétiens sensibles à la grandeur de l’événement et à son immense portée spirituelle — qui vont camper au bord des routes pour voir passer votre silhouette blanche; qui se presseront dans le centre-ville pour assister à votre messe pour le Liban ou qui, plus prosaïquement, resteront religieusement rivés à leur écran de télévision. Vous êtes là pour stimuler une coexistence libanaise qui en a bien besoin, altérée qu’elle est par l’arbitraire et l’injustice ambiants: signe des temps, il est devenu audacieux d’évoquer une diversité culturelle pourtant indéniable, et qui fait précisément la richesse du pays.
Votre Sainteté, il est vrai que le Liban, ce n’est pas la Pologne. Mais ce n’est pas non plus le paradis retrouvé que chante sans vergogne la propagande officielle; et si le rideau de fer est tombé — qui donc pourrait oublier le premier coup de boutoir que lui porta Jean-Paul II? — d’autres écrans subsistent, plus insidieux peut-être, parce que parés d’un semblant de normalité.
Derrière ce funeste rideau de fumée, s’étend le règne du faux et de la contrefaçon: fausse démocratie, entretenue à coups d’élections trafiquées et qui ôte aux citoyens toute possibilité de se doter des représentants de leur choix; fausses institutions qui rendent le Liban pratiquement ingouvernable du dedans, et qui perpétuent sa condition actuelle de dépendance même pas autonome. Fausse liberté d’expression servant tout juste de défouloir, dans un pays dont les gouvernants n’ont aucun compte à rendre à l’opinion publique dès lors qu’ils sont agréés par les tuteurs, et où il aura fallu rien moins que la visite d’un pape pour qu’il soit permis aux citoyens de descendre pacifiquement dans la rue. Fausse sécurité publique, démentie par les arrestations intempestives et les détentions illégales, dont le parquet est souvent le dernier informé.
Faux règne de la loi, à l’ombre duquel on pratique une justice des plus sélectives, embastillant certain chef de guerre alors que d’autres sont promus aux plus hautes charges de l’Etat: faut-il à ce propos rappeler, Saint-Père, que même cette justice borgne (alors qu’elle est censée être carrément aveugle) n’a pu qu’innocenter Samir Geagea dans l’affaire de l’attentat de 1994 contre l’église de Zouk, celui-là même qui entraîna le report de votre visite? Faut-il surtout souligner que depuis, nul ne s’est plus jamais soucié de découvrir les véritables auteurs de cet attentat, visiblement destiné à ouvrir le dossier du chef des défuntes Forces libanaises, à l’exclusion de tout autre?
Fausse prospérité enfin que celle dont tirent surtout profit — le plus ouvertement du monde — les préposés au pouvoir et leurs proches: phénomène doublement scandaleux dans un pays à peine émergé d’une guerre dévastatrice, et dont la population martyre s’est considérablement appauvrie. Mais il faut croire que les moutons à l’abandon ne pèsent pas bien lourd, face au Veau d’Or qui obnubile tant la caste gouvernante; et quel meilleur épilogue pourrait-on trouver à ce navrant aperçu de zoologie politique que l’exclamation «nous sommes tous des requins», à laquelle se laissait aller récemment un ministre en mal de confidences?
Dans ce Liban où le meilleur refuse de le céder au pire, où l’attachement aux traditions de coexistence dans la liberté est capable de s’avérer plus fort que toutes les contraintes, soyez le bienvenu, Saint-Père. Bénissez cette terre et ses enfants. Et des pans de votre robe blanche chassez, de grâce, un large, un substantiel pan de fumée.

Issa GORAIEB
C’est à la super-star du courage, de la dignité humaine et de l’intense communication de masse, plutôt qu’au chef de l’Eglise catholique, qu’est respectueusement adressée cette missive; peut-être n’est-il pas trop présomptueux d’espérer que l’illustre hôte du Liban d’ores et déjà assailli de lettres ouvertes, doléances et autres suppliques, pourra...