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Actualités - REPORTAGE

La cour a émis hier sa sentence dans l'affaire Halabi Quatre personnes, dont Abou Mahjane , condamnées à mort et deux à la prison à vie Le tribunal ne retient pas l'accusation concernant l'établissement d'un état islamique au Liban (photos)

Qu’on se le tienne pour dit: la sécurité interne du pays est au-dessus de toutes les autres considérations. Et s’il paraît excessif de condamner quatre personnes à la peine de mort (dont une, Abou Mahjane, par défaut) pour punir l’assassinat d’une seule, en l’occurrence cheikh Nizar Halabi, chef de l’association des Ahbache, c’est apparemment sans états d’âme que les cinq membres de la Cour de justice, sous la présidence du magistrat Philippe Khaïrallah, ont lu hier leur sentence devant un public qui retenait son souffle, sévèrement encadré par les soldats de la Moukafaha.

Pour les cinq juges, revêtus de la solennelle robe pourpre (MM. Khaïrallah, Harmouche, Zein, Moallam et Riachi), il n’y avait pas d’autre possibilité et ils n’ont fait qu’appliquer la loi, notamment celle du 21 mars 1994, qui leur enlève toute latitude d’accorder des circonstances atténuantes. Et si cette loi peut paraître inhumaine, ce n’est plus leur affaire mais bien celle des législateurs. Pour toutes ces bonnes raisons, trois jeunes gens d’à peine 26 ans, Khaled Hamed, Mounir Abboud et Ahmed Kassm, iront à la potence alors que leur chef présumé, le dénommé Abou Mahjane, court toujours, officiellement parce que les services compétents ne veulent pas entrer de force dans le camp de Aïn el-Héloué, où l’on dit qu’il se cache...
C’est en plein Ramadan — mois de jeûne sacré chez les musulmans — que la Cour de justice a publié hier son verdict dans l’affaire de l’assassinat de cheikh Halabi, survenu le 31 août 1995, mettant ainsi un terme au premier procès d’intégristes a Liban.
Pour la circonstance — et bien que la cour ait pris l’habitude d’émettre son verdict en l’absence des inculpés —, le Palais de justice était littéralement quadrillé par les soldats, qui avaient pour mission d’éviter tout contact entre les proches des inculpés et les membres de l’association des Ahbache.
Bien que l’audience ne doit s’ouvrir qu’à 14h30, dès 11 heures, les hommes en treillis militaires sont postés dans le secteur. A 13 heures, l’assistance commence à affluer. Soumise d’abord à une fouille très stricte, elle est ensuite dirigée vers la salle adjacente à celle du tribunal qui, elle, ne sera ouverte que quelques minutes avant l’ouverture de l’audience. Seuls les dignitaires religieux, la tête ceinte d’un turban blanc, sont autorisés à s’y installer avant les autres. Et dans la grande salle, rendue encore plus glaciale par un climatiseur émettant par erreur de l’air froid, ils sont d’abord trois, deux du côté des Ahbache et un du côté des proches des inculpés, à regarder rêveusement les micros rabattus devant le box des accusés, les bancs des avocats et le siège du procureur général près la Cour de cassation. Seul le micro installé devant le fauteuil du président Khaïrallah est prêt à fonctionner...
Arrivant un peu tôt, contrairement à son habitude, l’ancien député des Ahbache, M. Adnane Traboulsi, rate son entrée spectaculaire, puisqu’il y a encore peu de monde dans la salle. Mais très vite, celle-ci se remplit et si, du côté des Ahbache, l’atmosphère est plutôt détendue, dans l’aile réservée aux proches des inculpés, elle est bien lugubre. De la dizaine d’avocats de la défense qui ont suivi l’affaire, seuls quatre sont présents: May Khansa, Georges Salem, Georges Charbel et Ahmed Mkhayech. Du côté de la partie civile, les avocats sont bien plus nombreux, à leur tête, Me Naji Boustany.
A 14h30, les cinq membres de la cour, suivis du procureur général, M. Adnane Addoum, accompagné du juge Amine Bou Nassar — qui le remplace dans l’affaire Murr —, font leur entrée. L’audience est déclarée ouverte. C’est le juge Hekmat Harmouche qui entame la lecture du jugement donné au nom du peuple libanais. Normalement, l’assistance doit rester debout, mais comme la lecture risque de prendre du temps (le jugement est de 87 pages), le président Khaïrallah autorise tout le monde à rester assis.

Les circonstances
du crime

Et alors que le jugement commence par rappeler les faits, les membres de l’association des Ahbache écoutent religieusement, aussi attentifs que lors de la cérémonie qu’ils ont organisée il y a quelques jours à la mémoire de Bassel el-Assad. Les proches des inculpés semblent plus distraits comme s’ils cherchaient à éviter d’écouter la sentence de condamnation. Mais des deux côtés de la salle, les bancs sont bondés.
La cour rappelle qu’elle a été saisie de l’affaire par un décret du gouvernement datant du 22 décembre 1995 alors que le crime avait eu lieu le 31 août de la même année, jour de la commémoration de la disparition de l’imam Moussa Sadr. Le ministre de la Justice ayant désigné Abdallah Bitar comme juge instructeur, ce dernier publie son acte d’accusation le 14 février 1996.
Le jugement décrit ensuite les circonstances du crime, survenu vers 9h15, devant le domicile de cheikh Halabi à Tarik Jdidé, et alors que le cheikh s’était déjà installé sur le siège avant de sa voiture. Les tueurs ont tiré dans sa direction plus de 25 balles à partir de deux fusils Kalachnikov et après l’avoir tué, ils ont blessé son fils Bilal assis sur la banquette arrière de la voiture et ses deux gardes du corps, Ramadan Tabch et Nabil Daou.
La cour évoque, à ce stade, le fait que l’enquête a piétiné pendant de longs mois. Ce n’est que grâce à un accident de voiture dans le quartier de Abou Samra, à Tripoli, qu’elle a pu progresser. En effet, le chauffeur de l’une des voitures ayant été transporté à l’hôpital, les FSI ont fouillé sa voiture et y ont trouvé des obus. Interrogé, le chauffeur, de la famille Chahhal, révèle qu’il travaillait avec un groupe d’intégristes qui projetait d’assassiner le responsable des Ahbache au Nord, Taha Naji, le cheikh Taha Sabounji ainsi que cheikh Halabi. Chahhal révèle aussi que le chef de la bande s’appelle Abdel Karim Saadi, alias Abou Mahjane, de nationalité palestinienne.
A partir de ces éléments, les enquêteurs sont remontés jusqu’aux 17 inculpés arrêtés et aux trois en fuite (Abou Mahjane, Raëd Rifaï et Nasser Ismaïl).
Le jugement raconte ensuite comment Khaled Hamed et Mounir Abboud ont fait la connaissance d’Abou Mahjane, à Aïn Héloué, grâce à un de leurs amis, Bilal Abou Alta. Tout en leur parlant de religion, Abou Mahjane a instillé dans leur cœur la haine des Ahbache tout en leur donnant un entraînement militaire. Et lorsqu’il a senti que leur haine était devenue assez puissante, il leur a parlé de son projet d’éliminer cheikh Nizar Halabi. Nous sommes déjà au début de l’année 1995. Au cours d’une première inspection des lieux, Khaled Hamed se rend compte que l’exécution du projet nécessite la présence de plusieurs éléments en raison des mesures de sécurité dont s’entoure la future victime. Mounir Abboud contacte à cet effet Ahmed Kassm et en l’emmenant chez Abou Mahjane, quelle n’est sa surprise en découvrant que les deux hommes se connaissent très bien.

Plusieurs tentatives

Le groupe commence à se former et la mission de surveiller cheikh Halabi sera d’abord confiée à Mohamed Saghir, alors mineur. Ce dernier dira d’ailleurs devant la cour qu’il ignorait que la surveillance était destinée à être couronnée par un assassinat. Et finalement, la cour le condamne à une peine de deux ans de prison, réduite à une année, pour port d’armes illégal. Ainsi Mohamed Saghir sera libéré aujourd’hui...
Deux premières tentatives sont effectuées avec la participation de Khaled Hamed, Mounir Abboud, Ahmed Kassm, Wassim Abdel Mohti et Raëd Rifaï. Khodr Maksoud ne participe d’ailleurs qu’à la première tentative, mais ayant pris peur, il sera vite remplacé par Rabih Nabaa. Après les deux tentatives ratées, le groupe décide qu’il a besoin de moyens plus sophistiqués. Hamed se rend chez Abou Mahjane qui lui fournit une Mercédès blanche aux vitres opaques, deux Kalachnikov, une mitraillette, un revolver et des munitions.
La troisième tentative ratée a lieu le mercredi 30 août. Alors que les tueurs font le guet, ce soir-là, cheikh Halabi décide de ne pas sortir de chez lui.
Le groupe décide donc de revenir le lendemain matin. Khaled Hamed conduit la Mercédès. Il a à ses côtés Mounir Abboud et sur la banquette arrière, Ahmed Kassm. Wassim Abdel Mohti et Rabih Nabaa les suivent sur la moto du premier et assurent la surveillance des lieux. A 9h15, le cheikh monte dans sa voiture; aussitôt, Abdel Mohti alerte Hamed grâce à un poste émetteur-récepteur. Abboud et Kassm descendent alors de voiture et tirent sur leur cible. Hamed, Abboud et Kassm se rendent ensuite chez Abou Mahjane à Aïn Héloué à bord de la Mercédès pour lui dire que la mission a été accomplie alors que Abdel Mohti s’empresse de cacher les armes.
Arrêtés au début de décembre 1995, ils reconstituent leur crime en présence du commissaire du gouvernement près le tribunal militaire le 21/12/95.
Après cet exposé des faits, la cour expose les preuves sur lesquelles elle s’est basée pour émettre son verdict. Elle tient naturellement compte des aveux des inculpés devant le juge d’instruction et au cours de l’enquête préliminaire, du film de reconstitution du crime, des déclarations de nombreux témoins, notamment ceux qui ont assisté au drame, du rapport du médecin légiste et de celui de l’unité des FSI qui a inspecté les lieux, après le drame et du témoignage du garagiste chez qui Wassim Abdel Mohti avait prétendu avoir mis sa moto. Ce dernier avait en effet déclaré devant la cour que le jour du drame, la moto de Wassim n’était pas chez lui, mais que le père et l’avocat de l’inculpé étaient venus lui demander de dire le contraire devant la cour.
A ce stade-là, la cour rejette les revendications de la défense, qui avait demandé la convocation de nouveaux témoins, notamment des dignitaires religieux, pour montrer que leur crime avait une justification religieuse.
En termes très clairs, la cour précise ainsi que quel que soit le mobile, il ne peut influer sur les dispositions de la loi, notamment celle de mars 1994, qui ôte aux juges la possibilité d’accorder des circonstances atténuantes.

Le verdict

Sans évoquer la convocation de certains témoins de la défense par des autorités militaires avant leur comparution devant la cour, celle-ci énonce ensuite les articles sur lesquels elle s’est fondée pour décider des peines infligées aux coupables.
Mounir Abboud et Ahmed Kassm, considérés comme ayant tué avec préméditation, sont condamnés à la peine capitale.
Khaled Hamed, considéré comme le planificateur et l’organisateur du crime, est condamné à la même peine ainsi que Abou Mahjane, considéré comme le cerveau de la bande et l’instigateur du crime.
Wassim Abdel Mohti et Rabih Nabaa, ayant activement participé au crime, sont condamnés à la détention à perpétuité.
Khodr Maksoud, qui a participé à une tentative d’assassinat, est condamné à dix ans de prison, commués à 5.
Raëd Rifaï est condamné à 20 ans de prison pour avoir participé à deux des tentatives d’assassinat.
Nasser Ismaïl, qui a remis des armes à Abou Mahjane, est condamné à trois ans de prison.
Les dix autres inculpés, Jamil Hammoud, Mohamed Abla, Haytham Hamad, Bassam Ismaïl, Mohamed Ismaïl, Hani Osmane, Tarek Ismaïl, Mohamed Haoui, Mohamed Baydoun et Maher Hamed, qui, dans l’acte d’accusation, avaient été jugés coupables de complot contre l’Etat dans le but d’instaurer un Etat islamique au Liban, ont été innocentés de cette charge. Ils ont été toutefois condamnés à deux ans de prison pour port d’armes illégal.
Reste le jeune Mohamed Saghir, qui a fêté ses 18 ans en prison. Il a été aussi condamné pour port d’armes illégal. Mais sa peine a été commuée en un an de prison, qu’il a déjà purgé. Il sortira donc aujourd’hui.
Les cinq principaux coupables ainsi qu’Abou Mahjane ont été condamnés à verser une LL symbolique à tous ceux qui se sont portés partie civile, sauf Ramadan Tabch qui recevra une indemnité de 20 millions de LL, car il avait été gravement blessé.
C’est sur ces mots que le procès s’achève. Une dernière présentation d’armes de la part de l’unité militaire et tout le monde est invité à quitter la salle. Toutefois, pour éviter des réactions passionnelles, les soldats demandent aux Ahbache de sortir d’un côté et aux proches des condamnés de sortir de l’autre. Alors que les uns laissent éclater leur joie, commentant avec enthousiasme le verdict, c’est une procession particulièrement silencieuse qui s’en va par l’escalier de service. Parents et amis des condamnés voient déjà trois corps pendre au bout de leurs cordes et essaient avant tout de rester dignes. Quand sera exécuté le jugement? C’est la question que nul n’ose poser à haute voix. Tout dépendra en fait de la rapidité avec laquelle le chef de l’Etat signera le décret que lui remettra la Commission des grâces, qui probablement ne fera qu’entériner le jugement de la cour...

Scarlett HADDAD
Qu’on se le tienne pour dit: la sécurité interne du pays est au-dessus de toutes les autres considérations. Et s’il paraît excessif de condamner quatre personnes à la peine de mort (dont une, Abou Mahjane, par défaut) pour punir l’assassinat d’une seule, en l’occurrence cheikh Nizar Halabi, chef de l’association des Ahbache, c’est apparemment sans états d’âme...