L’ordre des avocats de Beyrouth commémore le 3 juillet à 17h l’un de ses grands, le bâtonnier Raymond Chedid, parti il y a bientôt trois ans.
Il y a quelques mois, l’Université Saint-Joseph de Beyrouth prenait une belle initiative, unique en son genre, en mettant à l’honneur à l’occasion de ses 150 ans un certain nombre de ses anciens illustres et en placardant leurs portraits à travers le pays. Ce travail de mémoire, à la fois institutionnelle et nationale, mis à la disposition du public dans le double but de susciter sa curiosité et sa fierté, constituait à notre connaissance une première dans l’histoire du Liban. Raymond Chedid était du nombre de ceux dont les portraits ont été affichés, avec cette mention : bâtonnier de l’ordre des avocats de Beyrouth, faculté de droit et des sciences politiques (1956).
C’est à la fois beaucoup, et pas grand-chose. Qui était-il donc ? Les six dernières années ont été tellement chargées pour le Liban que les gens ne savent plus où donner de la tête. On ne leur en voudra donc pas de ne pas se souvenir de personnages qui, même s’ils étaient à une époque au premier plan, ont de tout temps voulu avoir un style de vie discret, qui ont choisi de travailler non pas dans l’ombre, mais loin des projecteurs.
On ne voudra ici que tracer le portrait de Raymond Chedid à grands traits. Né à Hammana en 1933, il fit ses études au Collège Saint-
Joseph de Antoura puis la terminale au collège Saint-Joseph de la Sagesse à Beyrouth. Diplômé de l’Université de Lyon et de l’Université Saint-
Joseph de Beyrouth (visiblement, Saint-Joseph accompagne toutes ses études !), il rejoint en 1957 le cabinet de Me Pharès Zoghbi, avocat renommé et homme de lettres, chez qui il fera son stage et avec lequel il s’associera en 1963 et dont il rachètera les parts à son départ à la retraite dans les années 1990.
Il se lance corps et âme dans la profession d’avocat, profession qu’il a aimée plus que toute autre et qui le lui a bien rendu. Avocat de grandes sociétés, représentant notamment le Casino du Liban, qu’il a accompagné depuis sa fondation, il instaure une collaboration régulière entre son cabinet et de grands professeurs de droit français (pour ne citer que ceux-ci, les professeurs Waline, Auby, Drago, Raynaud, Catala…), auxquels il demande des consultations juridiques au bénéfice d’institutions libanaises, principalement publiques.
En 1969, il se présente au conseil de l’ordre des avocats de Beyrouth. Il obtient le score le plus élevé parmi les candidats et devient ainsi le plus jeune avocat à être élu membre du conseil, ayant complété les dix années d’ancienneté poststage requises seulement à la seconde convocation de l’assemblée générale. Délégué du conseil de l’ordre assurant la liaison avec le Palais de justice (commissaire du palais), puis secrétaire général de l’ordre du temps du bâtonnier Jean Naffah, il remplit ces fonctions avec brio, et reçoit l’estime et la reconnaissance de ses pairs. Il voyage beaucoup à l’étranger et, en précurseur de son temps, établit des liens avec le barreau de Paris, les barreaux des pays arabes, l’Union internationale des avocats et l’International Bar Association. Il voyage en France, au Canada, au Portugal, en Croatie (Yougoslavie), en Irak. Durant son mandat, la loi sur l’exercice de la profession d’avocat est promulguée le 31 janvier 1970. Cette loi, à la rédaction de laquelle il a contribué, consacre entre autres et pour la première fois le principe fondamental de l’immunité de l’avocat. En 1972, au terme de son mandat, il refuse de se présenter à sa propre succession, déclarant préférer qu’il y ait du sang neuf au conseil tous les trois ans.
Raymond Chedid avait épousé en 1964 Suzanne Karam, fille de l’illustre écrivain et journaliste Karam Melhem Karam, elle-même journaliste et ancien membre du conseil de l’ordre de la presse, sœur des regrettés Issam Karam, bâtonnier de Beyrouth, et Melhem Karam, président du syndicat des journalistes et propriétaire de nombreux journaux et publications, illustres eux-mêmes à d’autres titres, par l’éloquence comme par la plume.
À peine ont-ils fondé une belle famille de quatre enfants (Nada, Zeina, Rima et Élias) que les nuages s’accumulent au-dessus du ciel du Liban. C’est déjà la guerre de 1975, pendant laquelle Raymond Chedid exerce, envers et contre tout, la profession d’avocat. Il se consacre avec Suzanne, comme beaucoup de parents alors, à préserver leurs enfants du chaos environnant, à leur sécurité, à leur éducation, à leur instruction.
Au sortir de la guerre, Raymond Chedid peut souffler un peu. La famille a survécu à la terrible guerre et ses enfants, qui ont tous fait des études supérieures dans les meilleures universités au Liban et à l’étranger, font sa fierté.
Il reprend alors progressivement ses activités à l’ordre des avocats de Beyrouth. Pour l’anecdote, il avait présenté sa candidature au bâtonnat en 1980 ; mais cette année-là il n’y eut pas d’élections pour cause de guerre et de circonstances exceptionnelles.
En 1997, il est à nouveau élu membre du conseil de l’ordre. Le 18 novembre 2001, il est élu bâtonnier de Beyrouth (un mandat de deux ans) à la majorité des deux tiers des suffrages, enregistrant ainsi un score unique à travers l’histoire du barreau, après une campagne en tout point harassante, mais au terme de laquelle il est consacré « bâtonnier des libertés ».
Car Raymond Chedid n’était pas seulement un amoureux de la profession d’avocat, qu’il voulait toujours noble, toujours exemplaire et toujours honorable. Il était aussi et surtout un amoureux du Liban. Un patriote qui, entre 1990 et 2005, souffrait de voir son pays meurtri, bafoué, occupé, piétiné. Il s’insurgea donc contre les occupations israélienne et syrienne, contre les élections législatives truquées, contre les ministres et autres politiciens qui recevaient leurs directives de l’étranger, contre le régime policier, contre l’oppression, contre les privations de liberté.
Le 7 août 2001, il est le seul à se révolter contre le tabassage des militants de la liberté, près du Palais de justice à Beyrouth. Il pénètre en trombe à l’ordre des avocats et ouvre grande la porte du conseil de l’ordre, interrompant ainsi la séance et reprochant à ses membres de ne pas descendre dans la rue pour arrêter la bastonnade. Cette prise de position l’honorera à jamais et le fera entrer dans la légende de l’avocat sans peur et sans reproche. Élu bâtonnier, il n’a pas froid aux yeux et ne mâche pas ses mots. Il donnera plus d’une fois des sueurs froides à sa famille. Il prononce ainsi le 31 janvier 2003 un discours aux Nations unies à New York où il met en garde contre la dégradation de la situation des droits de l’homme au Liban, pointant du doigt la Syrie. Cofondateur du barreau pénal international en 2002, dont il sera membre du conseil et délégué auprès du monde arabe, nord-africain et moyen-oriental, il dirigera l’Institut des droits de l’homme de l’ordre des avocats de Beyrouth à l’expiration de son mandat (de 2004 à 2006) et suivra de près les procédures engagées par le Liban devant la Cour pénale internationale. Quelle ne fut pas sa joie lors des retraits israélien en 2000 et syrien en 2005. Le Liban pouvait enfin renaître, se disait-il. Vingt ans après, le chemin aura bien été semé d’embûches, et le Liban nous paraît encore plus secoué et défiguré qu’il ne l’a été pendant quinze ans de guerre. Mais ça, c’est une autre histoire. Pendant son mandat de bâtonnier, il promulgue un code d’éthique et de déontologie des avocats (une première) et promeut un retour à l’éthique personnelle et professionnelle. C’est dans cet esprit qu’il supervise avec impartialité et intransigeance les examens d’entrée au barreau. C’est un bâtonnier proche des avocats, de leurs problèmes (qu’il a connus personnellement) et de la vie du palais. Ainsi, il passait tous les matins dans les salles d’audience à Beyrouth pour s’assurer que les magistrats siégeaient à temps, sans trop faire attendre les avocats. Il veut aussi moderniser la profession. Il équipe le barreau d’ordinateurs et de logiciels, organise des formations pour les avocats, sollicite et obtient des dons qui viennent enrichir la bibliothèque de l’ordre. Il s’occupe des jeunes avocats, et prône à la fois leur formation continue et leur ouverture au droit international et aux droits étrangers, voyant avant beaucoup d’autres l’inéluctable internationalisation de la profession. Il entreprend une vingtaine de voyages à l’étranger en vue du rayonnement de l’ordre des avocats de Beyrouth à travers le monde (France, Belgique, Espagne, Allemagne, Égypte, États-Unis, Australie, Nations unies). Il inaugure enfin « la Maison de l’avocat » (c’est lui qui l’a nommée ainsi), nouveau siège de l’ordre à Beyrouth, édifice imposant construit, équipé et financé grâce aux seuls avocats par le biais de leurs cotisations et donations à l’ordre. C’est dans cette Maison de l’avocat qu’un hommage solennel lui sera rendu par l’ordre le 3 juillet.
Grand initiateur des échanges entre le barreau de Beyrouth et les barreaux français, et bâtonnier en exercice lors du sommet de la francophonie à Beyrouth en 2002 (à cette occasion il organise et préside à Beyrouth, avec Madame la Bâtonnier de Paris, Dominique de La Garanderie, le concours de la conférence du stage, concours de plaidoiries et d’éloquence dont le but est la propagation et le rayonnement des valeurs culturelles françaises), Raymond Chedid était plus généralement un amoureux de la France, et surtout de Napoléon et du général de Gaulle (qui a visité Hammana dans les années 1940). Cette France qui, consciente de la profondeur de ce sentiment et mue par la reconnaissance, l’a fait chevalier de la Légion d’honneur en 2004 sous le mandat du président Jacques Chirac.
Il était aussi titulaire de la médaille de l’ordre national du Cèdre au grade d’officier depuis 2003. Le président de la République lui décernera à nouveau à titre posthume le grade de grand officier, le 13 août 2022.
Un mot enfin sur l’homme. Raymond Chedid était un homme simple, animé d’une très grande et très profonde foi chrétienne. Sobre, discret, ne cherchant ni la gloire ni les honneurs, il était indifférent aux choses matérielles de ce monde. Grand collectionneur pourtant, curieux de toutes choses (livres, monnaies, bibelots, estampes, tapis, stylos, briquets, opalines, étains…), il prenait un plaisir renouvelé à contempler et à classer ces objets, mais il est vrai que leur valeur était pour lui moins matérielle que sentimentale. Doté d’un humour et même d’une légèreté déconcertante en privé, il avait le mot ou l’expression juste et drôle pour toute situation humaine (n’hésitant pas quand il le fallait à pousser la chansonnette à la façon d’un Bourvil qu’il appréciait tant). Il ne prenait au sérieux qu’une seule chose : on devra tous un jour partir de ce monde, et alors il faudra pouvoir nous présenter devant notre Créateur la conscience tranquille et le cœur intact ; c’est pour sa part ce qu’il fit sans conteste le 11 août 2022.
Raymond Chedid, ce n’est pas un passé révolu, c’est une porte ouverte sur l’avenir. Ce que doit être un avocat, ce que doit être un bâtonnier, ce que doit être un citoyen, ce que doit être un père de famille, ce que doit être un patriote libanais digne de ce nom. Toute sa vie, il a travaillé en silence ; à nous de laisser son exemple faire du bruit, et d’en faire profiter le plus grand nombre.