Les guerres entre États prennent de plus en plus l’allure de guerres civiles, et comme celles-ci, elles deviennent des guerres totales. L’ampleur des pertes civiles et des destructions matérielles affectant directement des civils (écoles, hôpitaux, quartiers résidentiels, etc.), la multiplication des sanctions, des blocus et autres vengeances punitives, la montée aux extrêmes pour gagner coûte que coûte, toutes les ressources d’un pays mobilisées, aucune défaillance, sur le front et à l’arrière, permise sous peine d’être accusé de couardise ou de trahison, enfin la rhétorique de haine qui inonde les champs de bataille, les villes et les villages et qui instaure entre les belligérants un ressentiment réciproque et un fanatisme irréductible, tout se conjugue pour aboutir à ce qu’on appelle la guerre totale.
Et, comme les guerres civiles, les guerres totales se terminent par la capitulation du vaincu et des conditions de paix sans appel : la diplomatie n’y a plus droit de cité. Le Traité de Versailles (1919) qui a suivi la Grande Guerre (1914-1918) a été négocié entre les vainqueurs (Angleterre, États-Unis, France, Italie) et dicté (d’où le mot diktat utilisé par les nazis dans leur propagande) littéralement à l’Allemagne sans négociations au préalable avec celle-ci. Les accords de Yalta de 1945 ont été négociés et signés entre l’Angleterre, les États-Unis et l’Union soviétique, et tout simplement appliqués à l’Allemagne sans autre forme de procès : il faut dire qu’il était impossible de négocier avec les dirigeants nazis coupables de nombreux crimes contre l’humanité notamment l’Holocauste. On retrouve les mêmes scénarios et les mêmes dénouements dans les guerres civiles aux États-Unis (1861-1865) et en Espagne (1936-1939) : des centaines de milliers de morts dans chaque cas sans compter les destructions matérielles et l’humiliation du vaincu. Le fameux « malheur aux vaincus » du chef gaulois Brennus en 390 av.-J.C. aux Romains qui avaient perdu la bataille est d’une terrible actualité.
Une bonne diplomatie se distingue par les limites qu’elle s’impose, une vision claire des relations internationales, son intelligence des réalités et son souci de s’adapter aux multiples écueils et fluctuations de la conjoncture. La diplomatie est surtout affaire de méthode et de discipline, de clairvoyance et de résolution. La transition de la guerre froide à la renaissance des nations dans l’est de l’Europe illustre fort bien cette diplomatie à la recherche de l’équilibre et de la reconnaissance des États.
À la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, tout l’espace politique à l’est de l’Oder était en friche : la Russie humiliée par la défaite, par la perte de 5 millions de km², exsangue économiquement, disloquée socialement, désarçonnée politiquement et moralement. Le président George H.W. Bush et son secrétaire d’État James Baker, avec beaucoup de doigté et de pragmatisme, ont réussi la transition vers l’après-guerre froide, réintégrant la Russie dans le concert des puissances, et fait en sorte que les anciens pays satellites recouvrent leur souveraineté respective confisquée par l’Union soviétique. Les États-Unis d’alors sont parvenus à préserver la prépondérance américaine dans le monde sans toutefois écraser l’ennemi d’hier, et à passer à une autre étape des relations internationales tout en maintenant les équilibres nécessaires à la bonne marche des affaires.
Toutefois l’idéologie et les nostalgies impériales sont venues perturber, au XXIe siècle, le nouvel ordre international : de la conception hégémonique des néo-conservateurs américains (occupation de l’Afghanistan et de l’Irak) ou du nationalisme revanchard et défiant de la Russie (invasion de la Géorgie et de l’Ukraine), – la Turquie, héritière de l’Empire ottoman détruit en 1918, et la Chine de l’empire du Milieu, livrée au bon vouloir des puissances de 1841 à 1949 par les Traités inégaux, sont deux autres exemples d’ultranationalisme revanchard, nostalgiques d’empires déchus – il ne peut résulter que l’effacement de la diplomatie au profit des crispations et des tensions internationales génératrices de conflits entre les puissances. Il y aura toujours des heurts entre les puissances, c’est dans la nature des choses, mais la diplomatie est là pour en atténuer les effets et à rétablir les équilibres.
Le 7 octobre 2023, des militants du Hamas attaquent des villages israéliens, massacrant 1 200 personnes et prenant 250 autres en otages. C’est ce qu’on appelle un pogrom, ce qui, dans la mémoire juive, représente – hors l’Holocauste –, la pire horreur et la pire abjection. Bien entendu, on s’attendait à des représailles terribles de la part d’Israël, mais Netanyahu est allé au-delà de tout ce qui était imaginable. Pourtant, durant ces deux dernières années, Israël a démontré qu’il était capable de décapiter le leadership du Hamas, du Hezbollah et même de l’Iran, de détruire leurs infrastructures militaires et de s’affirmer comme le maître incontesté des armes au Moyen-Orient. Pourquoi, dès lors, massacrer la population de Gaza, détruire les villages du Sud-Liban et imposer un climat de terreur dans la région ? Pourquoi la guerre totale sans possibilité de négociation ni de trêve ? Haine, quand tu nous tiens !
Aujourd’hui comme au XXe siècle, le réflexe guerrier a pris le pas sur la négociation, la montée aux extrêmes sur le compromis et le défoulement des instincts sur la maîtrise de soi : les guerres totales ont sonné le glas de la diplomatie classique.
« On peut tout faire avec des baïonnettes, sire, sauf s’asseoir dessus » (Talleyrand à Napoléon).
Sam HAROUN
Essayiste
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Excellent!
09 h 25, le 24 juin 2025