Cette année marque la sixième depuis l’effondrement financier et économique qu’a connu le Liban en 2019. Et jusqu’à aujourd’hui, les indicateurs restent désespérément au rouge, sans la moindre perspective crédible ou intention concrète de réforme.
Malgré ce tableau funeste, les Libanais semblent s’être résignés à leur sort. Ce fatalisme est une fois de plus présenté à tort comme le signe d’une résilience légendaire, tant vantée que fantasmée. Pire encore : depuis l’avènement au pouvoir d’un gouvernement se voulant réformateur, les Libanais sont sous la sédation au vu de l’espoir de jours meilleurs venant de cette « chose » abstraite et étrangère à eux qu’est l’État, comme ils le perçoivent.
Mais ce « wishful thinking » ne suffit plus.
Avec plus de 80 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté, la majorité des Libanais sont devenus étrangers dans leur propre pays. Ils sont de plus en plus exclus des espaces publics comme privés, relégués dans des zones insalubres, polluées, noyées sous les déchets et le smog.
Déjà que nous vivons dans un pays où tout reste à reconstruire : non seulement à cause de la crise économique mais aussi parce que nous sortons d’une guerre dévastatrice dont la reconstruction n’a pas encore été abordée. Les infrastructures de base nécessaires à une vie digne sont toujours absentes ou soumises aux intérêts des cartels tels que ceux des générateurs, des citernes d’eau ou du fuel.
Comment donc profiter de sa vie ici pour ceux qui restent ? Comment penser à revenir, visiter, ou investir pour ceux qui sont partis ? Comment vivre le présent ou imaginer le futur quand on vit quotidiennement sous les fumées cancérigènes des générateurs de quartier, ou quand on est obligé d’acheter de l’eau livrée par camion-citerne, alors que le pays est frappé par une sécheresse record et va vers l’épuisement de ses nappes phréatiques ? Comment espérer quand, malgré cela, aucune autorité ne semble être capable ou préoccupée d’y apporter la moindre solution, même provisoire.
De l’autre côté, les prix grimpent en flèche – comme avant chaque été – dans une logique de profit immédiat. Commerçants, restaurateurs, gestionnaires de plages et autres opérateurs touristiques s’en donnent à cœur joie pour extirper ceux qui ont encore les moyens et de racketter les expatriés venus revoir leurs proches, leurs amis, leur pays.
L’équation est simple : maximiser les marges coûte que coûte. Peu importe que la majorité de la population locale soit précarisée, exclue de facto de ces espaces. Peu importe que les expatriés ne soient pas des vaches à lait. L’objectif est clair : revenir aux marges d’avant la crise, comme si la bulle spéculative qui a explosé n’avait jamais éclaté à la figure de tous.
Et détrompez-vous : les entrepreneurs libanais ne sont pas les seuls à blâmer.
Il faut aussi comprendre que, livrés à eux-mêmes, sans mécanismes de soutien, les petits commerçants cherchent à survivre. Dans un pays où règne l’incertitude, comment ne pas être pris par la tentation de gain rapide ?
Mais les niveaux atteints aujourd’hui relèvent du grotesque. Tout le monde semble adhérer à cette mentalité cynique.
Mais pour qui vous prenez-vous ?
Pour qui vous prenez-vous quand vous maintenez le monopole de la MEA sous prétexte d’un protectionnisme injustifié, vendant les billets à des prix exorbitants, obligeant les expatriés à dilapider leurs économies simplement pour venir voir leurs parents ? Comment est-il possible qu’en 2025, un vol aller-retour pour Chypre coûte autant qu’un
Paris-New York ?
Pour qui vous prenez-vous quand, après avoir déjà accaparé illégalement les plages publiques, vous imposez des tarifs d’entrée plus élevés que ceux des sites balnéaires les plus réputés au monde ? Pourquoi payer 10 dollars pour accéder à une plage – souvent polluée – alors qu’à Marbella, le même service ne coûte que 7 euros ?
Pour qui vous prenez-vous quand vous proposez des chambres à des prix deux fois plus élevés que ceux de la côte grecque, visitée par 30 millions de touristes par an ?
Pour qui vous prenez-vous quand un simple café libanais est facturé à 2 ou 3 dollars, alors qu’un espresso authentique coûte à peine 1 ou 2 euros dans les rues idylliques d’Italie ?
Pour qui vous prenez-vous quand vous imposez vos services mafieux de voiturier à tout coin de rue, extirpant de l’argent même si l’on décide de se garer soi-même ?
Pour qui vous prenez-vous quand vos shawarmas frôlent, voire dépassent, les prix de Paris, alors que le salaire minimum, les charges salariales, les loyers et les impôts y sont trois fois plus élevés ?
Et je pourrais parler du prix de la téléphonie mobile, de l’immobilier, des parkings, et j’en passe. Mais vous auriez compris le message.
On aurait cru que les Libanais avaient appris quelque chose du choc de 2019. Mais visiblement, non.
La bulle spéculative est repartie de plus belle, plus agressive, plus exclusiviste. Elle marginalise encore davantage une majorité déjà accablée.
Évidemment, ce n’est pas seulement la cupidité individuelle qu’il faut dénoncer, mais l’absence d’un cadre régulateur, d’un État qui protège ses citoyens au lieu d’abandonner le pays au plus fort. Mais si cet État est défaillant, c’est le défaut d’une solidarité entre citoyens (la « fraternité » française) que je dénonce.
Le contrat social ne pourra pas se reconstruire sur des bases aussi fragiles. Le fossé qui se creuse alimentera des frustrations encore plus profondes et précipitera le pays vers un avenir sombre.
Ce n’est pas qu’une question de prix ou de services. C’est une logique d’un renforcement des inégalités et d’une normalisation de l’exclusion. Ceux qui n’ont pas les moyens sont rendus invisibles, étrangers dans leur propre pays.
La meilleure allégorie reste celle du Titanic. D’un côté, ceux qui cherchent à profiter un maximum avant le naufrage. De l’autre, une poignée de privilégiés déjà installés dans les canots de sauvetage. Et puis la masse, exclue de tout, privée même de l’espoir de s’en sortir. Enfin, il y a le gouvernement qui, tel l’orchestre du Titanic, continue de jouer de la musique pendant que le pays sombre.
Tant que l’on tolère ces abus, nous serons tous complices du naufrage. Il est temps d’agir. Il faut arrêter de normaliser la hausse incontrôlée des prix. Il faut boycotter et résister contre ces manigances. Il est temps de changer les mentalités par le bas tout en poussant à la réforme par le haut. Le Liban du futur, s’il veut prospérer, aura besoin de sortir de la passivité rentière et la course avide au profit si profondément intériorisée dans les mentalités tout au long des 30 années d’avant la crise.
Docteur en relations internationales et consultant en politiques publiques.
Chercheur et enseignant à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.
Bien dit. Malheureusement les libanais sont un peuple soumis depuis toujours. Les caractères forts s’épuisent sur le constat accablant de la mainmise des cartels, les autres font l’autruche. Bref, nous sommes une polyoligarchie, pseudo libérale et sous influences extérieures multiples. Même les réformateurs se cassent les dents sur le sujet.
09 h 30, le 17 juin 2025