
Le Sô, un lieu qui raconte la mémoire de Beyrouth. Photo DR
Dans les montagnes russes de Beyrouth, il est des lieux qui racontent le bonheur, la convivialité autour d’une bonne cuisine, qui résistent, qui reviennent.
Sô est de ceux-là.
Rue Achrafieh, au coin d’un quartier qui a vu passer les modes, les drames et les générations, une porte s’est rouverte. Institution beyrouthine depuis 1998, Sô vient de renaître, plus lumineux, plus fluide, plus doux. Ce n’est pas seulement un restaurant qui reprend vie. C’est une mémoire. Un jardin secret.Une réouverture attendue, célébrée comme un retour à la maison
La maîtresse des lieux, Renata Zeidan, raconte la soirée d’ouverture comme on raconte un mariage : avec émotion. Des retrouvailles, des rires. Et cette phrase, entendue mille fois : « Merci d’avoir rouvert. »
Car Sô, pour beaucoup, est une page personnelle du grand roman de Beyrouth. On y a organisé ses premiers rendez-vous amoureux, ses anniversaires, ses dîners d’affaires et ses lendemains de fête. « La proximité avec le lieu était telle qu’il arrivait aux parents de demander qu’on leur envoie l’addition quand leurs enfants y allaient seuls, ou de charger les serveurs de veiller sur eux », confie-t-elle.
Un lieu, une histoire, une famille
Sô est né en mai 1998. Forts de leurs succès dans la restauration, Nagib et Renata Zeidan avaient décidé d’ouvrir, après Kaslik et Verdun, un restaurant à Achrafieh. En plus des spécialités qui ont fait leur succès, notamment le bar à salades que Nagib, à son retour des États-Unis, avait été le premier à lancer en pleine guerre, l’idée était d’offrir une expérience inédite : le sushi sur tapis roulant. De Kaslik à Verdun, de Mozarella à Soho Bar, en passant par Al Chish, DT centre ville, Gathering Gemmayzé, le couple a bâti une véritable constellation de lieux emblématiques, souvent pionniers, parfois visionnaires, toujours ancrés dans leur époque. Sô a finalement survécu à tout : à la guerre, à la crise, à la double explosion au port. Et aujourd’hui, c’est un Sô transformé qui rouvre ses portes.
Un lieu repensé avec le cœur et la main
La rénovation du restaurant a été un geste d’amour. La designer Nisrine Nasr Karagulla a voulu réinventer les volumes : « Le Sô était un petit labyrinthe. J’ai voulu que ce soit plus accueillant, plus fluide. »
Le résultat ? Quatre étages, chacun avec son ambiance. Au sous-sol, une salle privatisable, parfaite pour une dégustation de vins. Au rez-de-chaussée, une épicerie rafinée où tout ce qu’on achète peut se retrouver dans l’assiette. Entre ces deux niveaux, une salle tapas et pizza dont la petite terrasse se prolonge à l’intérieur par un mur végétalisé. À l’étage, une brasserie élégante dont on reconnaît à peine les anciens repères. Les volumes ont été entièrement modifiés, l’espace s’est ouvert, les anciens balcons étroits ont laissé place à une sublime terrasse qui vous fera sentir l’été en plein cœur de l’hiver. Le premier éblouissement vient littéralement de la lumière naturelle qui s’invite dans tous les recoins, accentuée par la palette solaire de la décoration.
Les matières sont nobles. Le bar mêle céramique et travertin, les fauteuils, récupérés des garde-meubles des anciens restaurants, sont habillés de cuir à motifs découpés à l’emporte-pièce, les coussins sont ornés du logo du Sô tufté à la main. Les murs jouent avec les miroirs et les motifs pastel – jaune, rose, vert, bleu. Partout, des rappels du branding.
Les plafonds sont ornés de fresques qui reprennent eux aussi les motifs du branding. Sur le mur du célèbre escalier qui mène à l’étage brasserie, une œuvre en relief reproduit l’architecture de l’établissement en alvéoles tapissées de miroirs.
Chaque détail a été pensé de manière à conserver l’esprit du Sô, suffisamment ancré pour inviter une transformation radicale. Chaque volume raconte quelque chose. Tout contribue à ce dépaysement que l’on recherche quand on a besoin de se retirer du quotidien pour un moment de pur plaisir.
Une carte fidèle à l’âme du lieu
Le menu a évolué sans renier l’essentiel. On y retrouve les grands classiques : salade de loup de mer, dumplings, grenouilles, foies de volaille, sushi, spaghetti à la poutargue, burger revisité.
En brasserie : tartare au couteau, cocotte de poulet, filet au poivre, escargots à la provençale.
Et pour les becs sucrés : une mousse au chocolat Bonnat, un trésor venu tout droit de Voiron, en Isère, produit par une famille où les secrets de fabrication se transmettent de génération en génération depuis 100 ans.
Le vin, quant à lui, est une affaire sérieuse. Louis Tannoury, expert en vins aussi renommé que respecté, sélectionne les bouteilles auprès de petits producteurs européens – Bourgogne, Champagne, Espagne… – des maisons loin des circuits commerciaux classiques, dont la production se limite parfois à 3 000 bouteilles. Chaque breuvage révèle une histoire, une signature. Ils sont importés par « Terroirs.y.seleccion ».
Une vision, une conviction
« Je le fais pour moi, pour le plaisir. Pour le vin, le fromage, les bonnes choses. » Amoureux du Liban et à lui seul une institution, Nagib Zeidan ne transige pas sur la qualité. Ici, tout est importé dans les règles : Pata Negra Ibérico, issu de porcs de 36 mois exclusivement nourris aux glands, fromages des meilleurs ouvriers de France, pizza revue et corrigée avec exigence. Le Sô est un lieu qui a su vieillir sans jamais devenir vieux. Un lieu qui a résisté sans jamais se figer. Un lieu qui célèbre l’émotion, le goût et la lumière.
Et dans une ville où tant d’adresses s’effacent, le retour de Sô sonne comme une promesse tenue.