J’avoue que, dans ma lointaine jeunesse, j’ai été un grand lecteur de Jacques Benoist-Méchin, auteur alors très lu. Ses œuvres appartenaient plutôt aux domaines du journalisme et de l’essai et constituaient pour le lecteur français une introduction à la connaissance de l’Orient passé comme présent. Plus tard, j’ai découvert ses écrits mémoriels et son rôle dans la collaboration avec l’Allemagne nazie.
Il restait largement une énigme. Jusqu’au bout de la nuit. Les vies de Jacques Benoist-Méchin 1901-1983, le livre d’Éric Roussel, journaliste et biographe de plusieurs grandes personnalités françaises, nous donne enfin une vie complète de ce singulier personnage et de sa traversée d’un XXe siècle tourmenté. Il faut dire qu’il a connu successivement Marcel Proust, Hitler et Kadhafi sans parler d’autres personnalités. Son monde est composé d’annuaires de personnalités politiques et littéraires.
Descendant d’un baron d’Empire, il a eu pour père un homme de la haute société qui a fait dans sa jeunesse un grand périple oriental de plusieurs années et qui a ensuite perdu l’essentiel de sa fortune.
Jacques Benoist-Méchin est né le 1er juillet 1901. Cette date lui permet d’éviter de combattre dans la Grande Guerre tout en la vivant au jour le jour. Dans ce contexte, le jeune homme devient un ami de Romain Rolland qui vient d’avoir le prix Nobel de littérature et qui est devenu le porte-parole du refus de la guerre. Il fréquente ainsi le milieu du pacifisme de gauche. Il se sent une vocation de musicien et suit des cours à Paris avec des maîtres comme Vincent d’Indy ou Albert Roussel. Il n’a pas vingt ans qu’il fréquente un monde littéraire en pleine effervescence : André Gide, Paul Claudel, Paul Valéry, Valery Larbaud, Jean Paulhan, André Breton, Paul Morand, Jean Giraudoux, Drieu la Rochelle, Jules Romains, Louis Aragon, Léon-Paul Fargue et Saint-John Perse sont des gens qu’il rencontre. Plus tard, il y aura Ernest Hemingway, Walter Benjamin, D. H. Lawrence.
Il est un des premiers à plaider pour une traduction d’Ulysse de Joyce. Il collabore avec Valery Larbaud pour une présentation d’extraits en français. En dépit de quelques aventures féminines, il est condamné à la discrétion du fait de son homosexualité.
Il compose quelques œuvres musicales mais est envoyé faire son service militaire en Allemagne à l’automne 1921. Il a fonction de traducteur pour l’anglais et l’allemand. Là-encore, il côtoie l’avant-garde littéraire et artistique, cette fois celle de l’Allemagne de Weimar. Sa germanophilie devient de plus en plus prononcée. Il entreprend de traduire en allemand des extraits de l’œuvre de Proust ce qui le met en contact avec l’écrivain peu de temps avant sa mort. La fin de son service militaire s’accompagne de la mort de son père qui ne laisse que des dettes. Après quelques emplois de bureau, il se fait traducteur de l’allemand. Il échoue à faire publier sa traduction de Kafka.
Il devient journaliste travaillant dans des journaux de gauche, puis fait la rencontre de Randolph Hearst, le modèle du Citizen Kane d’Orson Welles, qui l’introduit dans le milieu de la presse internationale. Il devient une sorte de conseiller éditorial et artistique du milliardaire. Il séjourne aux États-Unis dont le conformisme et le mercantilisme le dégoûtent. Il travaille ensuite à l’Europe nouvelle de Louise Weiss. Il couvre les travaux de la Société des Nations à Genève. C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance de Chakib Arslan, premier contact avec le monde arabe.
Pacifiste mais pas démocrate
S’il a été pacifiste, il n’a jamais été démocrate. À partir de 1933, il est fasciné par le nazisme. L’exaltation du corps par l’idéologie national-socialiste éveille en lui des résonances, un fond de paganisme qui l’habite de plus en plus. Il assiste aux obsèques du maréchal Hindenburgh en août 1934. Il est de ceux qui ont été emportés par l’esthétique du nazisme.
Il veut travailler à un rapprochement entre la France et l’Allemagne. En 1935, il est secrétaire du Comité France-Allemagne. Il est maintenant bien introduit dans les cercles dirigeants du IIIe Reich. Il entreprend son premier grand livre, Histoire de l’armée allemande, depuis 1918, en fait une histoire de l’Allemagne depuis cette date. Il rallie le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot qui se rapproche de plus en plus du fascisme. Il fait la connaissance du maréchal Pétain.
Mobilisé fin août 1939, il est fait prisonnier en juin 1940, puis est libéré à la mi-août. Il rédige un des premiers livres sur la défaite. À la fin de l’année, le gouvernement de Vichy le nomme chef de la mission des prisonniers de guerre à Berlin. Il entre dans le jeu complexe des différentes personnalités de la collaboration. Se hissant sur une scène dont il ne maîtrise pas tous les codes, ce pur intellectuel ne peut que s’égarer.
En février 1941, il devient secrétaire d’État, chargé des relations avec l’Allemagne dans le gouvernement de l’amiral Darlan. Son idée fixe est d’inclure la France dans l’Europe de Hitler.
Il joue un rôle essentiel dans la négociation sur l’aide à apporter à la révolte irakienne contre la Grande-Bretagne au printemps 1941. Il accompagne Darlan dans ses entretiens avec Hitler. Les « Protocoles de Paris » risquent d’entraîner la France dans une guerre contre la Grande-Bretagne. Les forces anglo-gaullistes, selon l’expression de l’époque, envahissent le mandat français du Levant. Benoist-Méchin part en mission, chargé d’obtenir de la Turquie le passage d’hommes et de munitions vers la Syrie. Il découvre ainsi la Syrie et le Liban ainsi que la Turquie. Cette mission sera un échec complet.
Il continue à militer pour l’entrée en guerre de la France du côté de l’Allemagne nazie ce qui l’isole complètement dans le milieu dirigeant du gouvernement de Vichy. Il est vraiment un ultra de la Collaboration. Il conserve ses fonctions ministérielles quand Laval prend la direction du gouvernement en avril 1942.
Dans ses différents écrits sur le moment et plus tard, il ne fait pratiquement jamais allusion au sort des Juifs. Laval le chasse du gouvernement à la fin septembre 1942. Dès lors, il vit reclus avec sa mère et rédige ses mémoires de guerre De la défaite au désastre (le désastre c’est l’échec de la collaboration), texte extraordinaire qui sera publié de façon posthume.
À la libération, il refuse de quitter Paris et se cache. Il est arrêté le 11 septembre 1944 et passe en Haute Cour de Justice en mai-juin 1947. Condamné à mort, sa peine est commuée en perpétuité par Vincent Auriol probablement en échange de l’absence de témoignage de sa part sur la conduite du général Juin à Vichy. Prisonnier à Clairvaux, il multiplie les lectures et les méditations et s’intéresse au monde arabe. Il est gracié et libéré en fin décembre 1954.
Il publie à quelques mois d’intervalle deux biographies, celle d’Ibn Séoud et celle de Mustafa Kemal, deux grands succès de librairie qui rétablissent ses finances. Auteur reconnu, Paris Match lui commande un reportage sur le Moyen-Orient d’où sortira son très remarquable Un printemps arabe qui comprend des entretiens avec toutes les grandes personnalités de l’Orient arabe en 1957-58.
Il était le plus engagé des ministres vichyssois, flétri par sa condamnation à mort. Il est à présent un écrivain renommé, une figure qui compte, y compris auprès des politiques en raison de sa connaissance, toute fraîche, de « l’Orient compliqué ».
Dans les années 60, il se lance dans la rédaction du Rêve le plus long de l’histoire, série de portraits allant d’Alexandre le Grand à Lyautey. Ces huit livres seront encore des succès lui assurant un niveau de vie décent. Il est en même temps très reçu dans le monde arabe en particulier à la cour royale marocaine (ce qui lui vaudra d’assister au massacre de Skhirat) mais aussi dans l’Algérie de Boumédiène. Il mène à certains moments une diplomatie parallèle. Il se fait l’avocat passionné de la cause palestinienne et devient même tiers mondiste. Kadhafi sera son dernier héros.
Sa santé se dégrade à la fin des années 70. Il meurt en mars 1984.
Éric Roussel vient de nous fournir la biographie de référence de ce personnage hors du commun qu’il a rencontré quand il était un jeune journaliste. Il s’est appuyé sur les papiers inédits que son sujet a laissés.
Jacques Benoist-Méchin a traversé le siècle parfois dans ses aspects les plus noirs. Pacifisme et germanophilie l’ont conduit aux pires erreurs politiques. Il n’a jamais vraiment renié son passé, mais s’est imposé comme écrivain. Son romantisme a fait de lui le porte-parole des Arabes dans le troisième quart du XXe siècle.
Par ses nombreuses qualités, cette biographie mérite d’être lue. Très solidement documentée, elle maintient une distance critique envers un personnage qui reste fascinant avec son immense culture et son extraordinaire naïveté politique. Ce livre permet de mieux comprendre une France intellectuelle marquée par deux guerres mondiales et le temps de la décolonisation. Je conseille vivement de le lire.
Jusqu’au bout de la nuit. Les vies de Jacques Benoist-Méchin 1901-1983 d’Éric Roussel, Perrin, 2025, 416 p.