
D.R.
Omar Youssef Souleimane est journaliste et poète syrien, né en 1987 près de Damas. Il passe son adolescence en Arabie Saoudite où il suit une éducation coranique tout en se nourrissant de la poésie d’Éluard et d’Aragon. Entre 2006 et 2010, il est correspondant de la presse syrienne et publie ses premiers poèmes. Clandestin, il est exfiltré à Paris en 2012, où il vit aujourd’hui. Il a été chroniqueur dans plusieurs journaux, tels L’Express et Le Point. Son travail lui a valu le Prix du poète résistant, ainsi que le Prix Amélie Murat. Il publie chez Flammarion plusieurs récits et romans, dont Le Petit Terroriste (2018), Le Dernier Syrien (2020), Être français (2023) et L’Arabe qui sourit (2025). Parmi ses recueils de poèmes : La Mort ne séduit pas les ivrognes (L’Oreille du loup, 2014), Loin de Damas (Le Temps des cerises, 2016) et Damas je te salue (Le Castor Astral, 2024).
Je ne peux pas venir
Je ne peux pas venir
Tu sais bien que mes yeux qui regardent le chemin vide
Voient aussi la fête du désir dans ton lit
Mais je ne peux pas venir
Les lumières du chemin sont des feuilles de citronnier dans l’automne désolé
À ta porte danse le vin
Et sur tes cuisses cascadent les festivités du monde
Et je ne peux pas venir
Le chemin nocturne est la mâchoire d’une hyène qui décortique mes os
Son asphalte est un métal de colère et d’affliction
Sur lequel s’installe une balle de caoutchouc, mon cœur
D’un panneau publicitaire lumineux s’écoulent tes parfums
Tes robes y étincellent comme des musiques
Mais à mes yeux le chemin est comme ce panneau
Et les étoiles dans mon cœur sont du bois sec
J’ai tant cohabité avec le chemin que mon ombre s’y est creusée
Ma liberté est mon ombre
La guerre est ma mémoire
À chaque fois que je me résous à venir, c’est elle qui vient
* * *
Je ne suis plus personne
Je connais ce couchant qui sommeille sur le dos d’un chien roux
Je connais ce nuage aguicheur comme les vêtements d’une adolescente
Je connais les murs blancs de l’enfance
Je connais l’odeur de propreté qui se promène nue devant les boutiques
Je connais la griffure du chat gravée sur le trottoir de l’immeuble
C’est mon village
Mais où sont les pierres lavées par la fumée
Où est l’odeur de poudre si proche
Où est mon frère, et je nous vois debout sur le balcon à attendre les égorgeurs
Où sont les doigts déchiquetés de l’enfant
la bombe a‑t-elle raté sa cible aujourd’hui
la balle du sniper a‑t-elle atteint ma mémoire
je me frotte les yeux derrière le balcon du temps
je tends ma main vers la rose dans son verre
pour retrouver le sens de la vie
je le touche à peine qu’il redevient sable
et mes doigts pierre
depuis un an je vis dans une banlieue près de Paris
mais elle est mon village
Mon village !
peut-être le miroir du village qui est en moi
peut-être le miroir du village où je suis toujours
mais il a disparu
peut-être… peut-être…
une seule certitude confirmée par le couloir sombre devant la porte de l’appartement :
je ne suis plus personne
Poèmes extraits du recueil La Mort ne séduit pas les ivrognes (L’Oreille du loup, 2014).