
D.R.
La collection « Figures musicales du Liban » s’enrichit ce printemps d’un nouveau titre consacré à la grande cantatrice libanaise Samia Sandri. Mais contrairement à tous les autres ouvrages de la collection, créée et dirigée par Zeina Saleh Kayali, ce dernier volume n’est pas écrit par elle mais par la fille de la cantatrice, Sylviane Moukheiber, mélomane avisée et grande journaliste qui a collaboré à de nombreux titres de presse écrite en France et au Liban et y a traité de politique étrangère et de culture. C’est donc elle qui va retracer, avec délicatesse et précision, le parcours remarquable d’une pionnière, d’une femme charismatique, déterminée et hors du commun, sa mère.
La vie de Samia el-Hage, née en 1934, commence à Chbanieh, un village de la montagne libanaise où une forêt de pins parasols et une source d’eau cristalline qui serpente entre des rochers nus, enchantent le regard, alors que les chants d’oiseaux ne sont guère interrompus que par les voix des paysans qui s’appellent d’une colline à l’autre.
Elle dira plus tard que son travail a pris naissance dans ce paysage-là, lorsque petite fille, elle chantait au milieu des roches et des pins. « C’est d’ici que tout est parti » affirmera-t-elle, soulignant que pour se faire entendre d’une colline à l’autre, « les gens du village plaçaient leur voix instinctivement et parfaitement ». Cette enfance sera à l’origine de la théorie qu’elle développera plus tard sous le nom de « thérapie vocale » et qu’elle pratiquera avec passion.
Sylviane Moukheiber raconte les étapes d’une vie commencée dans une famille érudite (Youssef el-Hage, le père de Samia, est écrivain et philosophe ; sa mère est professeure d’anglais ; et son frère Kamal el-Hage, philosophe lui aussi, développera une œuvre colossale) où la liberté d’expression, la création et l’exigence sont les valeurs premières. La cantatrice les incarnera avec constance à son tour, et ce malgré les coups durs du sort qui ne lui seront pas épargnés. Formation au Liban et en Europe, premiers concerts, premiers succès, adoption d’un nouveau nom, rencontre avec le journaliste Farid Moukheiber qu’elle épousera, Samia Sandri s’installe finalement au Liban en 1955, après avoir caressé le rêve d’une carrière européenne. Elle se donne pour ambition de faire connaître l’opéra au Liban, crée l’une des premières classes d’opéra au Conservatoire et tout en continuant à se produire régulièrement sur scène, s’engage dans un travail pionnier, celui de traduire des airs d’opéra en arabe et de les rendre ainsi accessibles au plus grand nombre. Elle sera aussi la première à introduire l’opéra à la télévision libanaise, interprétant le 13 janvier 1963, des extraits de Lucia di Lammermoor de Donizetti, son opéra préféré, sur Canal 11. Plus tard, alors qu’elle enseigne à l’Université libanaise, on va lui octroyer une bourse pour préparer un Doctorat d’État sur la voix à l’Université Paris VIII. Elle y travaillera avec son acharnement coutumier et sa thèse consacrera une nouvelle science humaine : la science de la voix.
La guerre civile libanaise, son divorce et son remariage avec le hautboïste français Dominique Monnin vont donner à sa vie un cours différent, marqué par de nombreux déménagements entre le Liban et la France, avant que la maladie de sa seconde fille et ses propres accidents de santé ne l’obligent à nouveau à renoncer à de nombreux engagements qui lui tiennent à cœur. Mais toujours, elle restera fidèle à sa passion pour la voix, à son exigence de liberté et d’excellence, et à son engagement dans la transmission de ce dans quoi elle excelle et auquel elle croit dur comme fer.
Ce livre est un beau portrait, amplement documenté, d’une femme singulière et exceptionnelle ; il vient à point pour nous rappeler que trop souvent, on a tendance à invisibiliser ces pionnières qui ont été à l’avant-garde de la création et qu’on se presse d’oublier.
Samia Sandri. La Voix de Sylviane Moukheiber, Geuthner, 2025, 290 p.