Le point de vue de... Commentaire

Antisémitisme d’État


Antisémitisme d’État

D.R.

Depuis novembre dernier, ce pays s’adonne à ses variantes d’un même numéro : un déni devenu gargantuesque par sa longueur. Le déni de penser, de parler, de regarder enfin la pourriture d’idées rabâchées depuis des lustres, qui l’ont conduit tout droit à l’abattoir. Depuis novembre, il oscille entre le grotesque et le clownesque, comme pour éviter de voir dans quel bourbier il patauge.

La débâcle n’est ni une simple erreur tactique, ni un accident technique, ni un caprice du destin. Elle est d’abord le fruit d’une culture gangrenée qui a patiemment ourdi la chute.

Au cœur de ce malaise, l’illusion mortifère qu’un État construit sur le soupçon généralisé, le chantage sécuritaire et la surveillance vorace de prédateurs assoiffés de scandale puisse engendrer une société saine, voire patriote. Le résultat ? Un État qui mâchouille des slogans creux, voyeur plus qu’éclaireur, rongé par la défiance, incapable d’assembler quoi que ce soit d’autre que la peur et la haine. Là où la moindre pensée libre devient un péril, et le moindre écart, un choc frontal avec « l’ennemi infâme ».

Et cette obsession, pardonnez-moi, je ne lui trouve qu’un seul nom : une culture d’antisémitisme d’État. Ou de para-État. Un État de voyeurs, de malsains. Un État qui, à la veille probable d’un nouveau 17 mai causé par une série de trop mauvaises aventures, n’a toujours pas guéri de son vieux réflexe antisémite.

Peu m’importe, à vrai dire, qui a ravivé ce réflexe ; ce qui me tourmente, c’est sa présence toujours vive, son feu qui ne s’éteint pas. Le pire n’est pas l’acte lui-même, mais sa révélation crue, indéniable, de l’ardeur tenace de ce mal enfoui.

À un professeur d’université nourri à la chair vive de la philosophie politique, rompu aux labyrinthes de l’histoire des religions, qui a passé dix années à gravir les strates de la pensée juive — de l’herméneutique de Philon à l’embrasement messianique de Rosenzweig, puis quinze autres à s’immerger dans la tectonique lente du Vedanta, à se laisser traverser par l’impassibilité tranchante du « neti neti », à habiter les tensions de la dualité selon Madhva, la dissidence rituelle du Tantra, l’indifférence cosmique du Purusha… À cette conscience sans sanctuaire mais non sans feu, vous jetez, entre deux soubresauts bureaucratiques, cette phrase fétide : « Avez-vous la foi… juive ? » Comme on flaire le Juif. Comme on aiguise le soupçon pour mieux le planter.

Messieurs, je vous le dis : saisissez mes appareils, retournez mes comptes, lacérez mes archives, mais n’espérez pas exhumer l’os d’une foi que vous ne sauriez ni lire ni soupçonner à sa juste hauteur. Car elle ne se classe pas. Elle déborde vos cases, vos procès-verbaux, vos peurs de fonctionnaires obsédés par le mythe de l’infiltré. Elle n’est pas un aveu : elle est fracture, elle est tension, elle est démentie.

Et ce que vous appelez vigilance n’est qu’un antisémitisme blanchi à la chaux vive de l’État.

Tergiversant incurable entre les deux prudences — celle, talmudique, de Maïmonide, et celle, déchirée, de Spinoza —, je chemine à rebours, de l’univers de Judah Halevi à celui de Ramanuja et Madhva. Maronite de rite mais byzantin d’âme, chrétien sans dogme, athée par éclairs, stoïcien d’occasion et d’humeur, comment confier à un officier de la Sûreté ma vision éclatée du monde et de l’au-delà ? Hannah Arendt parlait de la banalité du mal — mais ici, le mal s’est usé lui-même, c’est la banalité tout court : une paperasse de l’âme. Un antisémitisme de bureau, planqué dans les tiroirs, intégré au logiciel, qu’on n’appelle jamais par son nom — et tant qu’on joue les autruches, tu peux toujours courir pour voir la moindre réformette secouer cette vieille usine à soupçons. Elle tourne, elle crache, elle broie — et tout le monde fait semblant de ne pas entendre le moteur grincer.

« C’est l’antisémite qui fait le Juif », écrivait Sartre. Longtemps, j’ai reculé devant cette formule, de peur qu’elle ne dessèche la judéité, qu’elle n’en arrache la part d’abîme, de face-à-face avec l’Infini, ce compagnonnage avec l’altérité comme unique demeure. Mais ce vendredi, dans la chambre aveugle de l’interrogatoire, elle s’est imposée à moi — lente, froide, tranchante — comme une vérité qu’on n’étreint qu’à travers l’épreuve. Une fissure s’est peut-être ouverte alors, une entente muette entre moi et cette sentence que j’avais rejetée. Car ce fut bien un exorcisme : un arrachement discret, sans cris, au cœur même du soupçon d’État. Et dans la lumière blanche du dehors, quelque chose en moi flottait, déplacé, dépossédé — comme si le Baal Shem Tov avait été contraint de marcher, sans ses miracles, sur les trottoirs criblés de Beyrouth.

Depuis novembre dernier, ce pays s’adonne à ses variantes d’un même numéro : un déni devenu gargantuesque par sa longueur. Le déni de penser, de parler, de regarder enfin la pourriture d’idées rabâchées depuis des lustres, qui l’ont conduit tout droit à l’abattoir. Depuis novembre, il oscille entre le grotesque et le clownesque, comme pour éviter de voir dans quel bourbier il patauge.La débâcle n’est ni une simple erreur tactique, ni un accident technique, ni un caprice du destin. Elle est d’abord le fruit d’une culture gangrenée qui a patiemment ourdi la chute.Au cœur de ce malaise, l’illusion mortifère qu’un État construit sur le soupçon généralisé, le chantage sécuritaire et la surveillance vorace de prédateurs assoiffés de scandale puisse engendrer une société saine, voire patriote. Le...
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